janvier 2002

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Ethique, Statistiques, Amnistie, Justice

Pessimiste mais pas désespéré, j'ai attendu les résultats provisoires de 2001 pour écrire cet éditorial. J'ai également souhaité attendre quelques semaines pour avoir le temps de réfléchir au texte de Jean Orselli, publié dans la revue La Recherche de janvier 2002, qualifiant "d'hypothèse naïve" le lien que j'affirme comme très probable entre l'accroissement de la mortalité sur les routes en France en 1988 et 1995 et l'action des médias qui annoncent l'amnistie accompagnant l'élection présidentielle (confère le dossier sur l'amnistie publié le 1.12.2001)

Ces deux événements ont un élément commun, l'absence d'éthique. Ce mot se substitue parfois à la notion de "morale" mais il n'est pas identique. L'éthique désigne des règles de comportement construites sur nos références fondamentales (qui définissent notre "morale"). C'est une notion évolutive, moins structurée que la morale, tenant compte de l'évolution des moeurs et des techniques pour produire une adaptation. Nous le constatons dans le débat sur "la loi bioéthique". C'est une superstructure construite par les hommes sur une base réunissant les principes fondamentaux acceptés par tous.

Le bilan de 2001

Il n'est pas éthique de comparer des résultats provisoires d'une année aux résultats définitifs de l'année précédente. Dans ce cas particulier, l'éthique consiste à refuser une manoeuvre qui permet de transformer une aggravation de la mortalité en amélioration. 7616 tués en 2001 et 7643 en 2000 semblent indiquer une réduction de 27 tués. Le résultat provisoire pour 2000 était de 7580, il y a donc eu un accroissement de 36 du nombre de tués. Le commentaire ministériel reproduit dans les médias est le suivant : "la baisse de l'insécurité routière engagée depuis 1998, année au cours de laquelle 8437 décès avaient été enregistrés, se poursuit, mais à un rythme plus faible". Cette formulation contient :

L'article de Jean Orselli

La controverse fait partie de la méthode scientifique. Les hypothèses sont faites pour être analysées, critiquées, éventuellement récusées. Il faut cependant manier la controverse avec précaution, ne pas se précipiter, bien comprendre l'argumentaire présenté, ne pas le déformer, envisager non seulement les possibilités d'erreurs relevant de l'hypothèse analysée, mais également celles qui peuvent concerner l'interprétation que l'on propose. Dans l'article en question ces règles ne sont pas respectées, ni par La Recherche, ni par Jean Orselli. Une analyse complète et détaillée de cette controverse sera publiée fin février ou début mars, quand des spécialistes de l'analyse des séries chronologiques de données auront repris, développé et arbitré cette controverse. En attendant les résultats de leur travail je souhaite simplement faire les remarques suivantes :

La procédure à suivre pour éclairer décideurs, médias et citoyens-électeurs s'impose. Il faut évaluer quantitativement et qualitativement l'intervention de la presse dans la période qui a précédé les trois élections précédentes. Les données mensuelles de mortalité des différents pays européens doivent être mises à la disposition de spécialistes de l'analyse des séries chronologiques. Les scientifiques qui travaillent sur la modélisation de l'insécurité routière doivent participer à ces analyses. Leurs conclusions doivent être rendues publiques dans des délais permettant à Jacques Chirac et à Lionel Jospin de prendre une position sans ambiguïté sur l'amnistie présidentielle. Il n'y a pas d'intermédiaire possible entre l'acceptation et le refus de l'amnistie des fautes de conduite. Le plus curieux dans ce débat est que personne ne semble poser la question suivante : peut-on faire l'hypothèse que le système de contrôle et de sanction sur les routes est totalement inefficace ? Il est cependant évident que si la certitude d'une amnistie des fautes de conduite existe, et qu'elle n'influe pas sur l'insécurité routière, il faut admettre que les usagers sont tous sérieux et respectueux des règles, puisque la suppression de l'application policière et judiciaire de ces dernières ne modifie pas les résultats !

Si ce débat peut faire progresser l'appréciation d'un risque par une approche probabiliste, si les médias reprennent les résultats qui seront produits, si les candidats sont contraints d'adopter une position sans ambiguïté sur un problème grave, alors cette controverse aura joué son rôle et il faudra remercier Jean Orselli d'avoir - avec ses méthodes et celles de La Recherche - contribué à ce progrès dans l'analyse des risques et le fonctionnement démocratique.

Les procès des voitures inutilement rapides et dangereuses.

C'est ma raison d'espérer en ce début d'année. 2002 sera l'année qui marquera le début de ces procédures. Quand les politiques et les industriels renoncent à contrôler un risque évitable, il ne reste que le judiciaire pour faire respecter les principes fondamentaux du contrat social. Lors d'un séminaire sur le risque j'ai posé la question suivante : "est-il acceptable de produire, commercialiser, ou laisser commercialiser, un produit dont une caractéristique inutile au service rendu provoque un risque important et contrôlable ?" La réponse des intervenants a été non et ils estimaient que l'Etat avait un devoir d'intervention si le producteur persistait dans cette attitude dangereuse. Nous sommes dans cette situation, laisser mettre en circulation un véhicule dont les performances sont destinées à transgresser les règles de circulation est une faute grave. Il s'agit d'un homicide par imprudence défini dans le code pénal. Aucun responsable industriel ou politique ne peut prétendre ignorer le risque lié à la mise en circulation d'un véhicule pouvant atteindre une vitesse dépassant très largement la vitesse maximale autorisée

Article 121-3
Les personnes physiques qui n'ont pas causé directement le dommage, mais qui ont créé ou contribué à créer la situation qui a permis la réalisation du dommage ou qui n'ont pas pris les mesures permettant de l'éviter, sont responsables pénalement s'il est établi qu'elles ont violé de façon manifestement délibérée une obligation particulière de prudence ou de sécurité prévue par la loi ou le règlement, soit commis une faute caractérisée et qui exposait autrui à un risque d'une particulière gravité qu'elles ne pouvaient ignorer.

Courage donc, aux familles de victimes, aux associations, à l'administration, aux décideurs, aux experts, à tous les êtres humains qui, sans espoir excessif, prétendent réduire le malheur sur les routes. Il est en grande partie produit par notre incapacité à maîtriser un outil qui peut rester une source de liberté et de plaisir, sans devenir un instrument de mort parce que nous ne savons pas interdire une forme du risque qui n'a d'autre justification que son aptitude à se vendre. Que chaque individu puisse s'exposer volontairement à un risque fait partie des libertés individuelles, mettre en danger la vie des autres parce que l'on aime les véhicules rapides et leur usage est inacceptable, contraire aux droits de l'homme les plus élémentaires.