le bon usage des statistiques

Quelles sont les données disponibles ?

La distinction entre l'ignorance et la volonté de tromper est toujours difficile. J'ai écrit un livre sur ce sujet (Comment tuer l'Etat - Précis de malfaçon et de malfaisance : éditions Bayard). Il est toujours d'actualité et la multiplication des données disponibles ne facilite pas le travail d'un parlementaire ou d'un décideur. Dans le domaine de la sécurité routière, la difficulté est accrue par la familiarité avec la conduite qui donne l'impression que l'on sait de quoi l'on parle quand on aborde la notion d'accident de la route. La réalité est très différente, la dérive dans l'usage des nombres est permanente dans le débat public sur les accidents.

J'ai développé l'étude de ce problème dans l'analyse du livre d'Airy Routier la France sans permis et la totalité de ce travail et du procès pour diffamation qui a suivi est accessible sur le site (Airy Routier). Lors du débat sur son amendement, Alain Fouché indique que " L’Observatoire national interministériel de sécurité routière estime que 300 000 conducteurs sont dans ce cas". Dans l'entretien publié par le journal Nice-Matin du 15 septembre 2010, il indique : "on estime à 700 000 le nombre de Français qui roulent sans permis".

L'observatoire interministériel de sécurité routière (ONISR) présente à la page 76 du Bilan de l'insécurité routière  en France de 2008 un graphique de l'évolution du taux des impliqués sans permis dans les accidents corporels. Je le reproduis ci-dessous. Le commentaire de l'ONISR était le suivant "Les infractions sans permis et sans assurance après une forte hausse entre 1998 et 2002 ont fortement baissé entre 2002 et 2004, pour remonter en fin de période à 2,4% pour les conducteurs sans assurance et 2,3% pour les conducteurs sans permis"

conduite sans permis 2008

Ce taux de 2,3% d'impliqués sans permis pour les accidents corporels est nettement plus faible que celui observé dans les accidents mortels qui s'est élèvé à 4,2% en 2008. Le fait que la présence d'un facteur de risque potentiel soit plus élevé dans les accidents mortels que dans les corporels est une bonne indication de l'intervention causale du facteur dans la gravité de l'accident. Quand un taux illicite d'alcool a été observé en 2008 dans 10,2% des accidents corporels et dans 27,9% pour les accidents mortels, cela signifie que la conduite sous l'influence de l'alcool "produit" des accidents plus graves, du fait notamment des taux d'alcoolémies et du type d'incapacité de conduire qui leur est lié. Ce type d'observation est important lorsque l'on porte un jugement sur la conduite sans permis. Elle est un bon indicateur de comportement dangereux. C'est une justification du bien fondé de la suppression.

Nous n'avons pas d'études directes de la conduite sans permis représentative de l'exposition au risque de conduire (nombre de kilomètres parcourus sans permis par rapport à l'ensemble des kilomètres parcourus). Elles sont envisageables mais n'ont jamais été commandées et financées par les pouvoirs publics. Il faudrait intercepter et vérifier l'état des documents d'un ensemble d'usagers sur différents types de voie, en fonction du trafic observé les différents jours de la semaine et les différentes heures d'une journée. Des études de ce type ont été effectuées par l'ONSER et l'INRETS pour connaître l'état d'imprégnation alcoolique des conducteurs et permettre les comparaisons avec les conducteurs accidentés pour pouvoir calculer l'excédent de risque attribuable à l'alcool. Dans le cas de la conduite sans permis, nous pouvons considérer que le taux de 2,3 % observés dans les accidents corporels est une estimation maximale puisqu'elle ne tient pas compte de l'accroissement du risque de provoquer un accident indiqué par l'absence de permis. Cet accroissement est plus faible que dans les accidents mortels, mais il n'est pas nul. Cela signifie que les évaluations de la conduite sans permis se situant entre 500 000 et 700 000 sont acceptables.

Il faut connaître l'origine de ces données statistiques. Elles proviennent du bulletin d'analyse des accidents corporels (BAAC) établi par les policiers et les gendarmes chaque fois qu'un accident qui leur a été signalé et sur lequel ils sont intervenus a produit un blessé, c'est à dire lorsqu'une des personnes concernées par l'accident a été conduit vers un médecin ou un établissement de soins. Les chercheurs connaissent le niveau de fiabilité des nombreuses données codées dans les BAAC. Leur collecte ne présente pas le même niveau de difficulté. L'exploitation des procés-verbaux des accidents, qui peuvent être appariés aux BAAC, est une bonne méthode de contrôle de qualité et elle a été pratiquée dans plusieurs centres de recherche sur les accidents. L'état du permis au moment de l'accident fait partie des données exploitables sans risque d'erreur. Le code sur l'état des permis utilisé dans les BAAC est le suivant :

En 2008 9503 usagers ont été impliqués dans un accident mortel (impliqué au sens utilisé dans un BAAC, c'est à dire personne qui pouvait avoir un rôle dans la survenue de l'accident. Un piéton peut être un impliqué, le passager d'un véhicule ne l'est pas, mais un blessé ou un tué peut être un "non impliqué". La répartition de ces usagers s'est faite de la façon suivante :

code motif nombre proportions
0 sans objet 3920  
1  valide 5340 95,60%
2 périmé 25 0,45%
3 suspendu, annulé ou invalidé 33 0,59%
4 auto-école 6 0,11%
5 catégorie non valable 17 0,3%
6 défaut de permis 154 2,76%
7 conduite accompagnée 8 0,14%

Tout le débat sur l'amendement Fouché tel qu'il a été déposé (objectif de réduction de la conduite sans permis) tient dans la différence entre 33 et 154. La conduite en l'absence d'un permis invalidé faute de points pour l'ensemble des impliqués dans les accidents mortels d'une année est inférieure à 33 donc à 0,59% des 5583 impliqués qui devaient avoir un permis valide. Peut-on aller plus loin dans l'interprétation des données disponibles pour produire une évaluation des différentes catégories codées 3 ? Nous disposons du codage de l'alcoolémie qui donne une indication particulièrement importante. Cette caractéristique était décrite, années après année dans les bilans de l'ONISR. En 2008, sur les 33 permis suspendus, annulés ou invalidés, 17 avaient une alcoolémie à un niveau illicite, dont 11 dépassaient le taux de 1,5 g/l. Tous les gendarmes et les policiers de France qui ont une pratique de terrain, tous les accidentologistes qui étudient les procédures savent que les impliqués dans un accident grave, alors qu'ils avaient déja leur permis suspendu ou annulé, sont majoritairement des usagers ayant un problème de dépendance alcoolique.

33 - 17 = 16

16 sur 243 ne représente que 6.5% des conducteurs sans permis et il est impossible d'envisager d'attribuer ces 16 cas à l'invalidation faute de points. J'ai pu rapprocher 9 de ces 16 cas des procès verbaux d'accidents réunis par TransPV et pouvant être exploités par les chercheurs habilités. 3 n'avaient pu avoir de prise de sang après l'accident, mais leur alcoolisme était documenté et avait provoqué des décisions pénales de suspension de permis dans deux cas et une inaptitude reconnue par la commission médicale dans un cas. 3 autres usagers avaient une alcoolémie à un niveau élevé (1,87 g/l, 2,34 g/l et 2,14 g/l) qui était indiquée dans le PV alors qu'elle n'était pas connue au moment de la rédaction du BAAC. 3 autres causes de suspension de permis étaient indiqués dans les PV (excès de vitesse, défaut d'assurance et conduite sous l'influence de stupéfiants). Dans 7 cas, je n'ai pu rapprocher le BAAC du procès verbal et s'il y avait des cas de conduite sans permis par annulation après perte des 12 points, ils ne pouvaient se situer que parmi ces 7 usagers. La faiblesse de l'enjeu confirme l'impossibilité de réduire la conduite sans permis en agissant sur la récupération des points. Il faut remarquer que l'on ne peut objecter à un tel dénombrement l'hypothèse d'une faible implication dans les accidents graves de ces usages privés de permis faute de points. Tous les impliqués sont codés dans les BAAC, y compris les usagers qui n'ont aucune responsabilité dans l'accident et qui sont représentatifs de la circulation.

A ce niveau, l'objectif avancé par le sénateur Fouché s'évanouit. Si de nombreux conducteurs qui ont perdu leur permis faute de points continuaient de conduire, on les retrouveraient dans l'ensemble des impliqués dans les accidents mortels d'une année,  qui associent aussi bien des responsables d'accidents que des non responsables. Ce groupe de non responsables est particulièrement important car il est représentatif de l'exposition au risque, si ce groupe est pratiquement inexistant, c'est qu'il y a très peu de conducteurs sous le coup d'une invalidation de permis faute de points qui continuent de conduire.

Une autre évaluation permet d'aboutir à des conclusions proches par un calcul très simple.

En 2009 il y a eu 92 123 permis invalidés pour six mois faute de points. Ce nombre est l'incidence annuelle, c'est à dire le nombre de cas observés en une année. Pour obtenir la prévalence (nombre d'usagers dont le permis est invalidé à un moment donné) ce nombre doit être divisé par deux, soit 46 000 (il y a deux semestres dans une année et la durée imposée avant de repasser le permis est de 6 mois. Les invalidations ou les récupérations de permis se répartissent tout au long de l'année). Cette prévalence de 46 000 ne représente pas le nombre de conducteurs qui continuent à conduire après invalidation de leur permis faute de ponts. La sévérité des peines encourues est dissuasive et leur nombre réel ne peut être que très inférieur à ce maximum possible de 46 000, sans commune mesure avec les évaluations les plus sérieuses de l'ensemble de la conduite sans permis qui se situe entre 500 000 à 700 000. Si 10% des conducteurs dont le permis a été invalidé continuaient de conduire pendant cette période de 6 mois, ils représenteraient environ 1% de la conduite sans permis.

Le sénateur Fouché ne semble pas avoir su ou voulu faire état de ces données devant le Sénat. Il est donc possible de faire deux hypothèses :