des motivations acquises au contact des réalités

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Mon activité de recherche porte depuis trente ans sur les accidents de la route. J’ai participé à la production de rapports sur ce problème de santé publique à la demande de différents gouvernements (rapport de la commission d’enquête sur l’accident de car de Beaune, livre blanc sur la sécurité routière de 1989, livre blanc sur les drogues licites et illicites et la sécurité routière de 1996).

L’orientation de la carrière d’un chercheur peut dépendre du hasard. En 1970 un médecin travaillant à l’amélioration de la sécurité des véhicules chez Renault, Claude Tarrière a demandé à des médecins de l’hôpital de Garches de l’aider à améliorer les ceintures de sécurité dont les voitures commençaient à être équipées. J’ai participé à cette étude, en particulier par la pratique d’autopsies d’accidentés pour préciser les causes de leur mort. Cette activité s’est ensuite étendue aux recherches sur les tolérances humaines aux chocs, ou aux accidents sous l’influence de l’alcool, puis à de nombreux domaines concernant aussi bien la sécurité primaire (celle qui évite l’accident) que la sécurité secondaire (celle qui réduit leurs conséquences).

 Une activité professionnelle de ce type ne s’exerce pas sans laisser des traces profondes sur celui qui la conduit. A Garches mon bureau se trouvait dans le funérarium de l’hôpital. Pendant quinze ans j’ai vu des familles venir reconnaître et enterrer leurs proches, victimes d’accidents de la route. J’ai alors été confronté aux  particularités de ces accidents, notamment la fréquence élevée avec laquelle ce sont les parents qui enterrent leurs enfants. Il faut avoir en permanence à l’esprit le nombre de 2 000, qui est celui des tués par accident de la route entre 15 et 24 ans (note : cette valeur s'est abaissée à 1262 en 2006). 38% des décès pendant cette période de la vie, un quart de l’ensemble des morts de la route. Quelle que soit la tristesse que l’on puisse éprouver quand on perd ses parents, cet événement est dans la nature des choses. Grâce aux progrès des conditions de vie, de la médecine, on vit plus vieux, on demeure plus longtemps en meilleure condition physique, mais on finit un jour par disparaître et une génération doit se séparer de celle qui l’a précédée. Cet événement n’est pas comparable à la perte d’un enfant, et c’est peut-être parce que la mortalité infantile par maladie est devenue exceptionnelle que la mort par accident, qui demeure fréquente, est devenue intolérable. C’est un échec grave de notre civilisation, un signe de barbarie et d’indifférence à une souffrance que l’on se refuse à imaginer pour soi et dont on tolère qu'elle soit subie par les autres.

Pendant cette période je n’ai pas eu à imaginer cette douleur, je l’ai vue. J’ai eu parfois à aider le personnel de l’établissement à secourir des mères ou des pères qui ne se sentaient plus capables de vivre après avoir subi cette annonce de la mort de leur enfant. Ils étaient dans leur vie normale et un appel téléphonique les avaient brutalement plongés dans le malheur. Arrivant à l’hôpital, c’est souvent seulement là qu’ils apprenaient que leur enfant n’avait pas survécu et qu’ils venaient à la salle des morts. Ce sont ces parents qui m’empêchent de dormir certaines nuits et qui font que j’ai créé ce site internet et que je suis à la disposition de toutes les associations et les structures qui interviennent dans la sécurité routière. La passivité face à une telle situation n’est pas tolérable, on ne peut toujours espérer que le drame atteigne seulement les autres, il faut se mobiliser pour réduire une mortalité dont nous savons qu’elle est évitable, plusieurs pays sont deux à trois fois meilleurs que nous, deux à trois fois plus civilisés que nous, dans la prévention de ces morts inacceptables.

J’ai commencé à collaborer avec les responsables du comité interministériel de sécurité routière depuis sa création en 1972 et j’ai participé à l’élaboration des connaissances dont ils avaient besoin pour préparer les décisions gouvernementales destinées à améliorer la sécurité. Les succès qui ont suivi les décisions de 1973 (port obligatoire de la ceinture de sécurité, limitation généralisée de la vitesse) faisant passer la mortalité de plus de 18 000 à 12 000 en quelques années ont prouvé que l’on pouvait agir efficacement. La situation n’est pas différente actuellement, nous pouvons réellement diviser par deux la mortalité sur les routes et passer de 8 000 à 4 000 tués, mais il faut s’en donner les moyens et, depuis environ huit ans, aucune initiative capable de nous faire atteindre cet objectif n’a été mise en œuvre. Nous sommes dans une phase de passivité face à la mort routière, l’activisme n’est que dans le discours et c’est par refus de cette indifférence que j'ai décidé de créer ce site.

Mon attitude n’est pas celle d'un utopiste imaginant résoudre des problèmes insolubles, ni celle d’un adversaire des moyens de transports actuels. Je sais que le développement du transport individuel et du transport routier s’est fait avec l’ampleur que nous constatons pour une raison simple : il est commode et il apporte donc de la liberté aux individus et aux entreprises. Il est évident que nous pouvons améliorer la complémentarité entre les transports collectifs et les transports individuels, éviter que le transport de marchandises par fer ou par voie d’eau disparaisse au profit de la route, mais nous devons regarder la situation avec objectivité, l’usage de la route et du transport individuel routier ne se réduira pas, il faut donc que nous lui donnions des caractéristiques qui assurent la sécurité. De multiples motivations vont dans le même sens, le bruit, la pollution, la consommation de combustibles fossiles, le risque lié à la vitesse excessive peuvent être réduits par la production de véhicules moins puissants et une meilleure régulation des vitesses. Une autre motivation est liée à la prise de conscience du risque lié aux possibilités de véhicules dont les caractéristiques sont en contradiction avec les règles (voitures qui peuvent atteindre 180, 200 km/h alors que la vitesse maximale autorisée est de 130 !). Ces incohérences fonctionnent comme de véritables pièges dont sont victimes l’ensemble des usagers. Il faut cesser d’opposer les automobilistes et les autres utilisateurs de la route, ils forment une communauté d’individus qui se partagent les mêmes infrastructures et qui doivent bénéficier de la liberté de se déplacer dans les meilleures conditions de sécurité. Trouver le bon compromis entre leurs exigences a un nom, cela s’appelle la solidarité.

Les réponses les plus simples que je puisse faire à ceux qui considèrent que de telles préoccupations sont des formes d’opposition à l’usage de l’automobile sont les suivantes :

- j’utilise une voiture et j’ai fait dans ma vie près d’un million de kilomètres,

- j’ai obtenu trois "awards " (prix récompensant des recherches scientifiques) décernés par la " society of automotive engineers " pour mes travaux destinées à améliorer la sécurité routière. Cette société des ingénieurs de l’automobile américains n’a jamais considéré que la promotion de la sécurité s’opposait à l’usage de l’automobile.