mai 2000

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texte publié le jeudi 11 mai 2000 dans "Le Figaro"

Le comité interministériel de sécurité routière du 26 novembre 1997, présidé par le Premier ministre, fixait les objectifs d'un programme de législature : "d'ici à la fin de l'année 2002, le bilan devra être réduit de 4 000 tués". Nous serons dans quelques jours à mi-parcours de la période couverte par l'engagement gouvernemental, il y a eu 7989 tués en 1997, 8029 en 1999. L'échec est total et il admet au moins quatre explications :

- le projet n'existait pas,

- les règles en vigueur ne sont pas correctement appliquées,

- il n'y a pas de vision prospective de la sécurité routière en France,

- l'organisation mise en place il y a près de vingt ans ne satisfait pas les exigences actuelles de la gestion d'un risque sanitaire majeur.

Le projet n'avait aucune base technique. Les chercheurs qui ont voulu analyser les mesures décidées par le comité interministériel de 1997 et les estimations du nombre de vies pouvant être épargnées par chaque mesure ont appris avec stupéfaction qu'il n'y avait ni plan, ni évaluation. Les décisions annoncées reprenaient des projets anciens dont l'intérêt était incontestable mais incapables d'assurer le succès de l'engagement gouvernemental. Il s'agissait, paraît-il, d'une mesure "volontariste" sans programme évalué. Une telle légèreté est inacceptable dans la gestion d'un problème aussi grave. C'est comme si un chef d'entreprise annonçait le doublement de ses résultats sans savoir comment il allait s'y prendre. Un second exemple de cette gestion calamiteuse a été donné par le faux pas du gouvernement dans le domaine des limiteurs de vitesse et des enregistreurs ("le Monde" du 1er février 2000). Déposer en juin 1999 auprès de l'organisme des Nations Unies ayant en charge la normalisation des voitures une norme ambitieuse associant enregistreur et limiteur de vitesse, puis annoncer en septembre que l'on retirait de la proposition tout ce qui la rendait efficace indique une gestion improvisée dépourvue de sérieux, surtout quand l'explication donnée est l'erreur matérielle, une partie du projet aurait été déposée par erreur à la suite du "croisement accidentel de deux fichiers".

Les campagnes médiatiques sur la sécurité routière reposant sur l'émotion des familles des victimes où des images violentes ne sont utiles que pour faire accepter des mesures efficaces et contraignantes améliorant la sécurité, elles ne peuvent à elles seules modifier la situation. Faire porter la responsabilité sur l'usager dont le comportement serait en cause dans la quasi totalité des accidents est une solution de facilité utilisée par les gouvernements qui n'ont pas la volonté d'agir sur les causes structurelles de l'insécurité routière. Un accident est une relation anormale entre un comportement humain, un ou plusieurs véhicules et un environnement routier. Quand une princesse est tuée dans une Mercedes à l'excès de puissance inutile et dangereux, conduite par un chauffeur sous l'influence de l'alcool et de médicaments, qui s'encastre dans un pilier, trois actions pouvaient réduire son risque de mort. Dissuader le conducteur de conduire dans ces conditions, limiter à la construction la puissance des voitures, couler un muret de béton entre les bases des piliers situés à proximité des chaussées. Mais dans notre pays les chauffeurs de princesse ou de ministres ou ceux qui ont une "relation" leur permettant d'accéder à "l'indulgence" (c'est le terme utilisé dans les études sur un phénomène qui demeure massif dans notre pays) ne respectent pas les limites de vitesse. Le contrôle de l'alcoolisation se fait le plus souvent avec des "ballons" à l'imprécision notoire, 15 ans après l'homologation des appareils électroniques fiables. L'amendement créant une expertise des infrastructures routières par des organismes indépendants a été refusé par le Gouvernement et le Parlement lors du débat sur la loi sur la sécurité routière de 1999. La puissance des véhicules continue de s'accroître sans raison, alors que nous serons dans l'incapacité de tenir les engagements pris à Kyoto sur les émissions de gaz carbonique. Il y a 12 ans le livre blanc de sécurité routière avait repris les chiffres des assureurs montrant le danger pour les autres des véhicules les plus puissants et recommandé la limitation de vitesse à la construction, comme pour les cyclomoteurs, les poids lourds et les tracteurs. Rien n'a été fait pour limiter cette dérive, ni au niveau français, ni au niveau d'une commission européenne irresponsable, incapable de s'opposer à la course à la puissance des constructeurs.

Si le gouvernement veut se rapprocher de ses engagements, il n'a pas le choix. Il doit d'abord faire respecter les règles :

- assurer le port de la ceinture de sécurité. Près de la moitié des automobilistes tués sur autoroute l'année dernière n'étaient pas ceinturés. Dans le centre de Nice le taux de port est inférieur à 50%. Il est possible de porter à trois le retrait des points du permis du conducteur quand lui ou un de ses passagers n'est pas ceinturé,

- assurer le respect des limites de vitesse. Le 50 en ville n'a plus de sens si l'on ne sanctionne qu'au delà de 70, ou le 90 au delà de 110, voire 120. La règle doit être la même pour tous, les unités de police et de gendarmerie devraient obligatoirement faire viser par un représentant du préfet toutes les propositions de cessation des poursuites alors qu'une infraction a été constatée,

- faire dans de bonnes conditions les contrôles d'alcoolémie, c'est-à-dire aux jours et aux heures où les infractions sont fréquentes, avec des éthylotests électroniques fiables et sensibles.

L'autre groupe de mesures doit interrompre la croissance irresponsable de la vitesse potentielle des véhicules. Sans attendre les décisions européennes qui seront inévitablement retardées par l'Allemagne, les enregistreurs de vitesse doivent être homologués et les conducteurs commettant des excès de vitesse ne doivent pouvoir conduire que des véhicules équipés de ces enregistreurs. Il est absurde de rechercher au fond des mers ou dans les débris d'un avion les boîtes noires qui vont permettre de comprendre les mécanismes de l'accident et de refuser d'équiper de tels systèmes les voitures qui sont à l'origine d'une mortalité sans commune mesure avec celle de l'aviation civile. Les exemples d'équipement de flottes de véhicules avec des enregistreurs ont montré leur efficacité pour réduire l'accidentalité. Ils constituent à la fois un instrument de prévention et une garantie pour les victimes en facilitant l'établissement des responsabilités.

Pour définir et conduire sa politique, le Gouvernement doit adapter les structures d'expertise et de gestion en mettant en œuvre les principes retenus dans les autres domaines de la sécurité sanitaire. Les missions d'observation et d'expertise doivent être distinctes de la gestion administrative et politique. Comme pour le nucléaire, la sécurité des produits de santé, la sécurité alimentaire, l'observation de l'insécurité routière doit être assurée par un établissement public indépendant de la direction de la sécurité routière et du ministère de l'équipement. Le Comité interministériel doit retrouver auprès du Premier ministre la situation qui était la sienne à la période où il a prouvé son efficacité.

Quand un exécutif peut assurer la protection de vies humaines avec des moyens dont le coût est faible, reposant sur des connaissances solides, les responsables qui ne mettent pas en œuvre ces moyens sont imprudents et négligents. Leur passivité est à l'origine de morts et de blessures. La seule ressource des victimes et de leurs familles dans ces circonstances est d'avoir recours à la cour de justice de la République et aux juridictions pénales ordinaires. Il ne s'agit pas d'obtenir des dédommagements financiers, ils sont versés par les assurances, ni d'exercer une quelconque vengeance, la condamnation ne leur rendra pas ceux qu'ils ont perdus, mais d'obtenir une politique de réduction des risques inutiles pour que d'autres familles n'aient pas à subir ce qu'elles ont vécu. Il est incohérent d'utiliser le principe de précaution pour justifier des mesures de protection pour des risques mal documentés, éventuellement en conflit avec l'Union Européenne, alors que l'on demeure passif face à des risques bien identifiés, facilement contrôlables par des moyens disponibles. Ceux qui demeurent passifs dans une telle situation commettent une faute d'une gravité exceptionnelle, car ils savent que leur passivité fera des victimes. Il est normal qu'ils aient à répondre de leur attitude devant des tribunaux. Quand les politiques sont défaillants, le judiciaire est le dernier recours pour les victimes dans un état de droit et je serai aux côtés des familles des victimes et des associations qui conduiront ces actions. Entre l'illusion absurde du risque zéro, et la négligence actuelle face à la première cause de mort des jeunes, il faut trouver un équilibre.