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Communication et action
En simplifiant, le processus engagé par le Gouvernement depuis un an dans le domaine de la sécurité routière atteint une transition entre la communication et l'action, cette dernière s'engageant avec l'examen en première lecture par le Parlement du projet de loi gouvernemental modifiant plusieurs dispositions du code de la route et du code pénal. Pour être plus précis trois actes concrets avaient déjà marqué la phase initiale :
le vote de la loi d'amnistie limitée aux infractions au stationnement non dangereux, conformément à l'engagement du Président de la République, mais cette mesure ne pouvait avoir aucune action immédiate sur la sécurité routière, elle n'agira que dans cinq ans, les usagers n'ayant plus à espérer la suppression des conséquences de leurs fautes de conduite,
celui de la loi pénalisant la conduite après consommation de stupéfiants, mais cette modification n'était pas encore applicable au cours des quatre derniers mois,
la circulaire du Ministre de l'Intérieur de décembre dernier indiquant avec précision que les infractions constatées ne pouvaient être classées sans suite que par ceux qui avaient pour mission de le faire. Cette mesure est très importante car, comme l'amnistie, l'indulgence au quotidien dévalorisait le respect des règles. Comment pouvait-on prendre au sérieux une règle alors qu'une partie de ceux qui étaient chargés de la faire appliquer étaient prêts à supprimer les conséquences des infractions "pour rendre service".
Ce début de passage à l'acte, associé à une communication gouvernementale et médiatique intenses a provoqué une amélioration d'une ampleur inespérée des résultats de décembre à mars dernier. La baisse de 32% de la mortalité au premier trimestre 2003, par rapport à la période équivalente de 2002, marque une poursuite des résultats favorables observés depuis le mois de mai 2002 et qui s'étaient brutalement accentués en décembre. Il faut remarquer que ces résultats réduisent à néant l'argumentaire de ceux qui affirmaient que l'anticipation de l'amnistie ne modifiait pas le comportement et que le niveau de l'insécurité routière en France n'était pas lié aux comportements des usagers, mais à des caractéristiques structurelles de la circulation sur nos routes (faible densité de population, réseau secondaire très important etc.). Nous sommes confrontés à un système dans lequel les facteurs de risque agissent les uns sur les autres. Si des usagers qui surestiment leurs capacités de conduite prennent encore plus de libertés avec le respect des vitesses limites et d'autres dispositions du code de la route parce qu'ils espèrent l'impunité, par une amnistie ou par un trafic d'influence, l'accidentalité se place à un niveau élevé. Une fois la période d'amnistie espérée passée, et quand une instruction sans ambiguïté interdit l'interruption sans motif valable d'une procédure, le système de contrôle reprend une partie de sa valeur perdue, ceux qui l'appliquent reprennent confiance dans leur travail, et la dissuasion fait alors baisser l'accidentalité.
Je devrais être enthousiaste, je suis inquiet, car toute la difficulté sera de maintenir cette évolution au cours des mois à venir, alors que la nouvelle loi ne sera pas encore en application et que des événements majeurs d'une nature différente, les difficultés économiques et leur influence sur l'emploi, le débat sur les retraites, vont déplacer l'intérêt des médias et du public. Le Gouvernement a atteint un point critique dans son entreprise de sécurisation des routes, celui du passage à l'acte permanent et crédible dans la rénovation du système de contrôle et de sanctions et à terme la pacification du réseau routier. Mon inquiétude est provoquée par la complexité du système que l'on veut faire évoluer, impliquant un grand nombre de conditions à remplir pour que les intentions du Gouvernement et les modifications d'attitude des usagers s'installent dans la durée. J'ai vécu trop d'embellies transitoires pour croire que les bonnes idées et les lois sont suffisantes, c'est par la qualité du passage à l'acte que l'on installe une gestion crédible et efficace et ce sont les points négligés qui altèrent la qualité des résultats et leur maintien, même avec de bonnes intentions et de bonnes lois. Les points critiques dans la remise à niveau du système de contrôle et de sanctions et le développement des contrôles automatisés vont être les suivants :
la création d'un outil d'évaluation à la hauteur des enjeux. Comme toute entreprise qui souhaite connaître en permanence la qualité de son fonctionnement et son adaptation à ses objectifs, la sécurité routière doit avoir ses tableaux de bord locaux et nationaux, ne se limitant plus aux nombre de blessés et de tués mais décrivant la qualité du fonctionnement du système. Chaque secteur départemental en charge de la gendarmerie, chaque agglomération relevant de la sécurité publique, devrait disposer d'indicateurs mensuels, standardisés par l'observatoire interministériel de sécurité routière, et documentant :
les vitesses pratiquées par les différents types d'usagers,
les alcoolisations excessives dépistées lors de contrôles préventifs, comportant les heures et les jours de la semaine pendant lesquels ces dépistages ont été réalisés,
les taux de ports de la ceinture aux différentes places et l'usage des dispositifs de retenue pour enfants,
l'application de la circulaire du 18 novembre 2002 sur les indulgences abusives. L'administration doit entrer dans l'ère de l'évaluation car aucun système ne peut se contenter de prendre des décisions sans évaluer leur application. Une commission réduite à quatre représentants (parquet, préfecture, gendarmerie, police) doit tirer au sort des unités de gendarmerie ou de police et des jours du trimestre passé, puis vérifier que les infractions ont été poursuivies et que les interruptions de procédure étaient justifiées (vol de véhicule, erreur matérielle.).
la fixation au niveau national des modalités d'application des règles concernant les limitations de vitesse. Le système est actuellement totalement opaque pour l'usager, chaque unité de police ou de gendarmerie ayant déterminé ses propres niveaux de tolérance entre la vitesse maximale autorisée et la vitesse minimale sanctionnée. Si un prochain comité interministériel ne fixe pas des règles précises dans ce domaine, comme cela a été fait dans les pays qui ont les meilleurs résultats en Europe dans le domaine de la sécurité routière, le contrôle automatisé ne sera pas acceptable par les usagers car on ne peut avoir une gestion à géométrie variable de l'application des règles. De la même façon qu'une route doit être "lisible" et ne pas comporter de pièges, un contrôle doit être "prévisible" et ne pas relever de pratiques locales.
la mise à niveau des différents outils qui vont permettre la mise en oeuvre équitable des contrôles automatisés. Il ne suffit pas de prendre la décision de les développer et d'en fixer les modalités pour que le système soit efficace, il faut d'abord satisfaire des exigences organisationnelles, matérielles, opérationnelles.
l'organisation a été définie dans le compte rendu du comité interministériel de décembre 2002 comme relevant "d’une structure dédiée aux tâches spécifiques du contrôle automatisé. Sa mission sera la conception, la mise en œuvre d’un système de contrôle automatisé des limitations de vitesse, du respect des feux tricolores et des distances de sécurité dans un premier temps tout en assurant la coordination entre les différents acteurs impliqués. Cette structure a été mise en place, je suis convaincu de la qualité des gens qui la constituent, je ne peux l'être par l'organisation retenue. Faute de vouloir créer une structure administrative spécifique ou un GIP, tout repose sur une coordination de structures existantes. Cela ne peut qu'épuiser ceux qui ont accepté d'entrer dans le dispositif, faute d'en faire des gestionnaires disposant du pouvoir de choisir, de commander, de payer. La plaie de notre système d'administration est son incapacité à nommer des décideurs et à leur donner les moyens organisationnels qui leur permettraient d'atteindre l'objectif fixé. La notion de chef de projet, de maître d'ouvrage, de politique d'objectif, de responsabilité située au bon niveau, semble inconnue des responsables politiques. Cet aveuglement tue les meilleurs projets plus efficacement que tous les lobbies opposés à une mesure ambitieuse et complexe !
le financement est actuellement insuffisant. Prévoir que le produit des infractions alimentera les investissements à venir est une bonne solution, elle a fait ses preuves dans plusieurs pays qui ont développé avec succès les contrôles automatisés, mais il faut faire un investissement initial important pour que le produit des amendes permette un développement rapide du système. L'Etat n'étant pas dans une période de ressources abondantes, la sous-traitance me semble la seule solution pratique pour atteindre cet objectif. Elle exige un pilotage et un encadrement capables d'évaluer à tout moment l'action et l'efficacité de la sous-traitance, je ne vois pas comment cette fonction peut être assurée par la structure actuelle.
le contrôle automatisé est une chaîne opérationnelle dont tous les éléments doivent être coordonnés entre eux et dimensionnés pour assurer un fonctionnement permanent, sans stockage des infractions. Alimenter des ordinateurs avec des images et les analyser ne présente pas de difficulté technique, mais avoir un fichier des cartes grises avec des adresses à jour, un système judiciaire capable de traiter les recours sans retard, une gestion du permis à points à la hauteur des enjeux, constitueront autant d'exigences à satisfaire simultanément. C'est là que va se jouer le succès ou l'échec du contrôle automatisé.
Il faut avoir une comparaison à l'esprit. Les mille vies épargnées sur la route au cours de la période décembre 2002-mars 2003 correspondent au nombre d'homicides volontaires en France en une année. Si le Gouvernement prend en compte toutes les exigences à satisfaire pour maintenir ces résultats hors du commun, il restera dans les annales du fonctionnement public comme un exemple d'efficacité remarquable. Pour cela il ne doit pas imaginer un seul instant que l'acquis des derniers mois va se maintenir sans efforts. Le progrès spectaculaire obtenu est le produit d'une communication remarquablement conduite, avec une aide considérable des médias, il ne se maintiendra pas sans un passage à l'acte crédible, perceptible sur le terrain par les usagers. Les mois, voire les années, qui nous séparent du début de la crédibilité du contrôle automatisé pouvaient être la période du développement des indicateurs locaux de la modification des comportements. Cette action aurait permis une pédagogie active en attribuant à l'évolution des différents facteurs de risque la part de réduction de la mortalité observée. A Nice, le taux de port de la ceinture dans le centre ville à la mi-journée était constamment inférieur à 50%. Quelques jours après la parution du décret instituant un retrait de trois points du permis pour absence de port, j'ai observé un taux de 71%. Il est anormal que ce type de renseignement ne soit pas disponible dans tous les départements et toutes les agglomérations, rendu public dans les médias locaux et analysé par les responsables de la sécurité routière. Je pourrais faire la même remarque sur les vitesses moyennes sur les différents types de réseaux et les contrôles d'alcoolémie. Faute d'avoir investi dans l'observation, nous avons perdu une occasion extraordinaire de documenter les facteurs de réduction des risques observés. Nos analyses seront incomplètes et discutables, par manque de bases de données permettant des comparaisons précises entre l'avant et l'après. Comme il a été impossible de faire une modélisation élaborée des effets de l'amnistie, nous serons incapables de modéliser les événements qui ont révolutionné l'accidentologie au cours des derniers mois. Nous pourrons utiliser les méthodes globales d'analyse des séries chronologiques qui nous permettront d'affirmer le lien statistique entre un événement et une évolution des résultats, comme pour l'effet de l'amnistie, mais il nous faudra "bricoler" avec des bases de données insuffisantes pour tenter de comprendre ce qui s'est passé, sans être capable de modéliser le mécanisme de l'évolution observée. Dissocier l'effet vitesse, l'effet alcool, l'effet ceinture, l'effet téléphone portable, l'effet "circulaire Sarkozy" était une nécessité, elle n'a pas été comprise. Comme chercheur, comme citoyen, cette inaptitude à évaluer et à comprendre me désespère. Un dirigeant, un décideur, ne peut demeurer aveugle sans risque. Tant qu'il y aura quatre personnes à l'Observatoire interministériel de sécurité routière, tant que les chercheurs de l'INRETS ne disposeront pas des bases de données indispensables à la modélisation, la gestion de la sécurité routière sera celle d'un chef d'entreprise qui fonctionne avec comme seule référence son bilan, sans disposer de la moindre comptabilité analytique. C'est cet aveuglement qui a conduit le Gouvernement précédent à l'échec, les responsables actuels ne semblent pas en avoir tiré la moindre leçon. Les bons résultats actuels ne leurs donnent qu'une seule indication : ils se sont emparés du sujet et les médias ont suivi. Ils ignorent totalement ce qui s'est passé sur le terrain et les mécanismes accidentologiques de leur succès..