le monde 23 juin 1985

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Texte publié le 23 juin 1985 dans « Le Monde » sous le titre : « Automobile et Vitesse – Chiffres Verdict.

Ceux qui aiment la voiture pour la vitesse sont des passionnés honteux. N'osant dire que la vitesse est leur plaisir et qu'elle vaut bien quelques milliers de morts, ils déplacent le problème en affirmant qu'elle n'est pas dangereuse, avec la complicité active des constructeurs pour lesquels, en période de crise, tous les arguments de vente sont bons et la complicité passive des pouvoirs publics, qui assistent sans réagir à l'augmentation régulière des vitesses maximales.

Pour étudier le risque lié à la vitesse, il est nécessaire de préciser le sens des mots. Un automobiliste aborde à 90 km/h une intersection, il s'agit d'une vitesse de circulation, celle que les limitations de vitesse tentent de contrôler. Un, autre véhicule croise sa route, freine et le heurte à 50 km/h, il s'agit alors d'une vitesse à l'impact, qui sera à son tour réduite, par exemple à 20 km/h pendant la période de déformation des véhicules. La différence entre 50 et 20 km/h est la variation de vitesse des accidentologistes qui peuvent la déterminer en examinant le véhicule après l'accident ; 20 km/h est la vitesse résiduelle, qui peut être nulle après un choc contre un arbre, ou proche de la vitesse à l'impact pour le poids lourd qui heurte un véhicule léger.

Toutes les études précisant la variation de vitesse au cours des déformations subies par un véhicule et le risque de blessure ou de mort pour ses occupants ont vérifié que ce risque augmentait avec la variation de vitesse. Ce lien est observé sur des séries, il est bien entendu possible d'être légèrement blessé en ayant subi une variation de vitesse élevée et d'être tué après une variation de vitesse faible.

A partir de ces constatations, la relation entre la vitesse de circulation et la variation de vitesse (et donc le risque de blessure) peut apparaître comme une notion de bon sens, mais il faut préciser que cette relation sera différente suivant l'environnement dans lequel se déplace l'automobiliste (route bordée d'arbres, autoroute, agglomération ... ) et que nous ne disposons pas de statistiques établies à partir d'accidents réels indiquant les variations de vitesse subies pour une vitesse de circulation et un environnement donnés.

La RFA au secours des simplistes

Nous devons utiliser d'autres études pour relier le risque à la vitesse de circulation, leurs valeurs étant inégales.

Comparer le nombre de tués au kilomètre parcouru en fonction de la vitesse limite autorisée est une méthode imprécise, car nous ne connaissons pas la vitesse moyenne réelle de circulation, et d'autres facteurs peuvent intervenir (type de véhicules, densité de la circulation ... ). Cependant, ces comparaisons donnent des indications intéressantes. La mortalité au kilomètre parcouru sur les autoroutes des Etats-Unis est inférieure de 40 % à celle des autoroutes françaises, les vitesses limites étant respectivement d'environ 95 km/h et 130 km/h. En France, la mortalité sur les autoroutes de dégagement est inférieure de 57 % à celle des autoroutes de liaison, la densité de circulation et la limitation de vitesse à 110 km/h contribuant à abaisser les vitesses de circulation sur les premières. Quand la vitesse maximale sur autoroute a été abaissée à 120 km/h en décembre 1973, le nombre de tués au kilomètre parcouru a diminué de 41 %, puis il a réaugmenté quand la vitesse passa à 140 km/h et diminué de nouveau avec la diminution à 30 km/h.

Le sens de la variation a une valeur plus sûre que les comparaisons entre des pays qui ont des limitations de vitesse différentes. Les partisans d'une vitesse libre sur autoroute ont fréquemment utilisé des statistiques de la RFA en oubliant d'indiquer que ce pays ne faisait pas de différence entre les autoroutes de dégagement et celles de liaison (absence de péage) et que la géographie humaine de ce pays, avec l'urbanisation de la vallée du Rhin et une circulation autoroutière dense dans cette zone, interdisait toute comparaison ne reposant pas sur les vitesses réelles pratiquées.

Des études plus précises ont comparé les vitesses moyennes réelles et le risque quand la réglementation était modifiée. La plus récente a été faite en Suisse lors d'un abaissement de 60 à 50 km/h de la vitesse maximale dans certaines agglomérations : la vitesse réelle moyenne était inférieure de 7 km/h dans les villes à 50 par rapport aux villes à 60 et les accidents corporels ont été réduits de 23 %.

Il y a plus de dix ans, une étude suédoise avait recherché la vitesse de circulation de plus de 28000 véhicules accidentés en interrogeant les impliqués. L'étude était indépendante de l'enquête de police, et les personnes interrogées n'avaient pas, intérêt à minimiser leur vitesse, une l’assurance du constructeur indemnisant leur dommage indépendamment de toute responsabilité. Les courbes de risque en fonction de la vitesse de circulation étaient des exponentielles d'une parfaite régularité, indiquant un doublement du risque de blessure pour une augmentation de vitesse d'environ 28 km/h.

Les résultats des compagnies d'assurances et le classement des véhicules en fonction de leur puissance sont également de bons indicateurs chiffrés. Le risque de provoquer un accident avec dommage corporel est plus que doublé entre le groupe des petites cylindrées (l à 4) et le groupe 8 alors que l'augmentation du kilométrage parcouru n'est que de 25 %.

Progrès techniques et risques supplémentaires

La constatation la plus difficile à faire admettre aux passionnés de la vitesse est l'effet paradoxal de certaines « améliorations » . La notion de reprise, c'est-à-dire, l'accélération qui permettra de dépasser rapidement, est présentée comme un facteur de sécurité alors qu'un temps de dépassement plus court rend l'erreur d'appréciation plus lourde de conséquences. Le conducteur s'adapte aux possibilités de son véhicule et, si celles-ci sont grandes, il a plus de chances de se retrouver en situation de risque. A la limite les conducteurs de formule 1 qui ont une compétence maximale et des voitures dont tenue de route, freinage et accélérations sortent de l'ordinaire sont ceux qui ont le taux de mortalité le plus élevé sur des circuits pourtant très protégés.

Autre exemple, un dispositif antiblocage de roues au freinage est un progrès technique, mais si le conducteur dont le véhicule en est équipé augmente sa vitesse par temps de pluie, le gain peut être supprimé, pis, un risque supplémentaire peut apparaître du fait de la présence sur la route de véhicules dont les distances d'arrêt seront différentes. Souvenons nous de l'accident des Vingt-Quatre Heures du Mans de 1955, qui avait fait quatre-vingts morts parce que la Jaguar de Hawthorn freinait mieux que la MG de Macklin.

Ces constatations ne condamnent pas le progrès technique, elles mettent en évidence le danger des raisonnements simplistes. La condition de la sécurité, c'est malheureusement l'uniformité. Des véhicules aux possibilités identiques se déplaçant à des vitesses proches les unes des autres, suffisamment lentement pour s'adapter aux possibilités des moins performants d'entre nous, car nous vivons en société et nous n'avons qu'un réseau routier.

* Chef du service d'anatomie pathologique de l'hôpital de Garches (Hauts de Seine).