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Texte publié dans « Libération » le 31 décembre 1996 sous le titre :
« A Barbotan, à Menton ou dans les 50e rugissants, la vie est en jeu. Des accidents prévisibles dont l’Etat, l’urbaniste et le spectateur sont, en partie, responsables »
Le risque, le droit, la mort
Fin des audiences du procès des personnes mises en examen après l’incendie des thermes de Barbotan, un diplomate en excès de vitesse tue deux enfants à Menton, Isabelle Autissier casse l’axe d’un de ses safrans. Trois événements très différents par la gravité de leurs conséquences humaines, mais relevant de la sécurité et donc de la prise de risque.
Un accident n’est jamais le fait du seul hasard, il n’est pas non plus prévisible avec certitude, enfin la gravité de ses conséquences n’est pas proportionnelle à celle du dysfonctionnement qui l’a provoqué. Un étai qui casse peut tuer un navigateur si le mat lui tombe dessus, un conducteur qui va trop vite peut éviter l’enfant qui traverse devant lui et endommager un véhicule en stationnement, un incendie peut ne pas tuer. Quand on juge les « responsables », la prise en compte des conséquences apparaît souvent comme une injustice, car une part de hasard, donc d’arbitraire, s’est interposée entre la cause et la conséquence. L’accumulation des facteurs de risque ajoute à la confusion et il est alors commode de parler de fatalité et de récuser l’idée d’une responsabilité. Entre les concepteurs et les réalisateurs de la direction d’Ayrton Senna (ou du safran d’Isabelle Autissier !), les acteurs de la réfection du toit des thermes de Barbotan et l’accident de Menton, il y a cependant des différences de nature.
Un accident de la route associe toujours un ou plusieurs conducteurs et leurs véhicules utilisant une infrastructure conçue par des spécialistes. Il est facile de montrer que l’on peut placer la quasi totalité de la responsabilité sur chacun de ces protagonistes. Un automobiliste qui roule à 100 km/h sur une voie urbaine limitée à 50 est un être humain irresponsable et dangereux, il mérite une condamnation sévère. Le hasard de l’organisation de la vie sociale fait bénéficier celui de Menton d’une immunité qui apparaît scandaleuse car sans rapport avec sa fonction qui est de protéger son rôle éventuel de négociateur. Aurait-il été un conducteur « ordinaire » que la sanction qui lui aurait été infligée n’aurait pas rendu la vie aux deux adolescents tués. Si la responsabilité de l’Etat est d’assurer une circulation sûre, il devait limiter le domaine de l’immunité diplomatique et ne pas supprimer par démagogie irresponsable le délit de très grand excès de vitesse voté en première lecture par le Parlement en 1995. Il pouvait également constater que les mesures de dissuasion judiciaire sont insuffisamment efficaces et instituer une sécurité structurelle indépendante du bon vouloir de chacun. Un constructeur automobile a pour métier de construire des voitures et de les vendre. On ne peut lui reprocher de leur donner des performances en totale contradiction avec les limites fixées par le code de la route si ces caractéristiques séduisent une part de la clientèle et font vendre. C’est à l’Etat de définir des limites de vitesse à la construction (elles existent pour les poids lourds et les cyclomoteurs). C’est également à lui de rendre obligatoire un limiteur automatique de la vitesse avec trois positions, ville, route et autoroute et un système à mémoire qui conserve la trace des commutations. C’est à la ville de Menton de savoir si elle laisse les automobilistes adapter leur vitesse aux circonstances ou si elle les contraint à rouler lentement par un dessin d’infrastructure qui proscrit tout excès de vitesse. Tous les concepteurs des voies routières savent placer des ralentisseurs normalisés, des ronds points, des obstacles qui interdisent d’aller vite. Si ces moyens n’exigeant pas le civisme des conducteurs étaient appliqués, les adolescents de Menton seraient encore en vie ainsi que des milliers d’autres usagers de la route.
L’incendie de Barbotan relève d’une autre problématique, celle de la compétence technique et de l’organisation de la prise de décision. Quand au début du procès l’ancien préfet du Gers a assumé les responsabilités de l’Etat qu’il représentait, il a témoigné de sa valeur humaine et fait honneur au corps préfectoral, il n’a pas résolu pour autant le problème de l’organisation de la sécurité sous contrôle des pouvoirs publics. La fragilité de la tribune de Furiani, l’amiante de Jussieu ou dans une certaine mesure la contamination de dons du sang par le VIH, posent le problème de la connaissance du risque et de l’aptitude de l’Etat à le minimiser. Confrontés aux contraintes économiques, en particulier dans le domaine de la santé, au chantage à l’emploi, aux faibles moyens techniques dont ils disposent pour apprécier le risque, et aux insuffisances des connaissances (qui connaît l’avenir des prions ?), les décideurs politiques et administratifs ont l’impression d’être piégés par un risque imprévisible, les catastrophes étant analysées à distance de leur survenue, sans que l’on prenne en compte la réalité de ce qu’ils connaissaient au moment de la décision, et des moyens d’action dont ils disposaient. La seule défense possible est la transparence de l’instruction des dossiers et le choix du bon niveau de la prise de décision. Il faut que nous sortions du travers centralisateur qui nous incite à toujours faire remonter trop haut les dossiers. Si une décision ne peut être assurée par le Premier Ministre (il y a une limite à ses possibilités de lecture et de compréhension), elle ne doit pas remonter à Matignon, le raisonnement doit être identique pour un Ministre, un Directeur de la santé ou un Préfet. La décision adaptée exige une relation directe entre le niveau où elle est instruite et celui qui a encore le temps et les moyens d’argumenter son choix, et non dans des superstructures irresponsables à force d’être responsables de tout. Si un maire ne peut appliquer une réglementation trop complexe, il doit utiliser les services d’une société ou d’un expert compétent, et la responsabilité de ces derniers doit être engagée.
La mort du héros qui prend des risques pour être vu, mais aussi pour le plaisir, la gloire, l’argent ou un coquetèle personnalisé de ces ingrédients, fait partie de la condition humaine. Le respect de la liberté individuelle doit faire accepter son jeu avec la vie, ce qui n’innocente pas les médias, sponsors et organisateurs qui le poussent à la mort, ni ceux qui placent entre ses mains des outils défiant le bon sens. Peut-on se consoler de ces morts héroïques en constatant que la défense du libre arbitre peut rejoindre l’intérêt collectif dans ces prises de risque exceptionnelles et exemplaires ? J’avais provoqué il y a quelques mois l’indignation hypocrite des grands crocodiles qui vivent du sang des autres en expliquant que la mort d’un coureur automobile démontre que la vitesse est dangereuse. Si elle survient dans une course de Formule 1 qui s’associe étroitement à la promotion du tabac et à celle de l’alcool, elle assure un lien qui n’a rien d‘artificiel entre ces facteurs de risque, et l’on peut considérer une telle mort comme un événement objectivement satisfaisant pour la santé publique. Cette vérité est cruelle, mais, comme les paysans des « Sept Samouraïs » étaient finalement les bénéficiaires des exploits des combattants dont ils louaient les services, les comportements normaux se nourrissent et se renforcent au contact exemplairement destructeur des comportements dangereux. Une fraction de la population sera séduite par le risque et les avantages matériels qui peuvent l’accompagner dans une société marchande, elle demeurera minoritaire par rapport à la majorité qui constatera la fragilité de cette gloire et le prix que certains la paient.
La course autour du monde en solitaire est l’excès extrême. Les personnalités attachantes des protagonistes suscitent admiration, sympathie et inquiétude. L’hostilité évidente et effrayante des latitudes qu’ils atteignent, l’impression de vivre leur aventure par l’intermédiaire d’une médiatisation dramatique font ressentir douloureusement leurs avatars. Jour après jour on sent le malheur s’approcher, comme dans une tragédie bien construite. Des safrans s’arrachent, un étai défaille, un skipper manque de tomber de son mat, un autre passe par dessus bord et se rattrape à une filière, symbole et réalité d’une vie qui ne tient plus qu’a un fil. Dernier raffinement une balise de détresse peut-être activée indiquant au monde entier qu’un être humain lutte contre la mort au sud de l’Australie, créant le suspense indispensable à ces mises en scène cruelles.
Triste siècle où la réalité continue de prévaloir sur l’imaginaire dans la construction d’une relation avec le risque. Nous pouvions rêver d’une société plus imaginative ou la lecture d’un roman, la vision d’un film évitent le recours à la mort réelle et médiatisée. Cet espoir utopique d’une réduction du besoin de l’homme de se nourrir de la mort des autres pour équilibrer sa vie semble incompatible avec les intérêts des nouveaux metteurs en scène de la mort en direct.