libération - 15 juin 1995

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Texte publié dans « Libération » le 15 juin 1995 sous le titre « Pas d’amnistie pour les morts »

Comme médecin j’ai des morts sur la conscience par manque de savoir faire ou par négligence, mais les milliers de victimes qui m’empêchent de dormir sont celles qui vivraient encore si j’avais été plus efficace et plus convaincant dans mes actions de santé publique. J’ai contribué à rendre obligatoire le port de la ceinture de sécurité en 1973 mais la mesure aurait pu être prise un ou deux ans plus tôt. Pourquoi a-t-il fallu attendre 20 ans pour étendre l’obligation aux enfants ? pourquoi avoir tardé à reconnaître que la solution suédoise plaçant les jeunes enfants le dos vers l’avant du véhicule était la plus efficace, alors que les faits étaient évidents dès la fin des années 70 ? J’ai affirmé que l’on pouvait contrôler la vitesse des véhicules sur autoroute en marquant les heures de passage sur les tickets de péage, qu’il était facile de faire des boîtes noires pour contrôler les vitesses, et qu’il était encore plus simple de ne pas fabriquer de voitures allant plus vite que la vitesse maximale autorisée. Autant d’échecs dont je porte une part de responsabilité.

Le dernier en date, l’échec dans la prévention des morts de l’amnistie présidentielle. L’anticipation de l’amnistie avait augmenté de 645 le nombre de tués sur les routes au cours des 5 premiers mois de 1988 alors que la mortalité était stable en 1986 et 1987. Cette surmortalité avait disparu pendant les 7 derniers mois de l’année 1988 (36 tués en plus par rapport à 1987). Les mêmes campagnes irresponsables annonçant l’amnistie sont apparues dès septembre 1994 alors que nous étions dans une période favorable de lente décroissance de la mortalité (655 morts de moins pendant les trois premiers trimestres de 1994). Le renversement de tendance a provoqué 136 tués en plus au dernier trimestre 1994 et 127 pendant les quatre premiers mois de 1995. Une réduction attendue de 500 morts s’est transformée en 263 victimes de plus. Un geste de clémence s’est transformé en incitation à tuer.

Trois candidats à l’élection présidentielle nous avaient indiqué leur intention de ne pas amnistier les infractions mettant en jeu la sécurité (Edouard Balladur, Lionel Jospin et Dominique Voynet), Jacques Chirac avait été le plus laxiste, n’excluant que « les récidivistes de contraventions routières qui révèlent une conduite dangereuse au volant ». Nous sommes à quelques jours du vote de la loi d’amnistie et les enjeux sont les morts de l’élection de 2005. La question posée est la suivante : Ces morts sont-elles provoquées par quelques chauffards qui ont fait de grands excès de vitesse ou par une dérive modérée de la vitesse de centaines de milliers d’automobilistes ? Je soutiens que cette seconde proposition est la seule acceptable et qu’il ne faut donc pas amnistier les excès de vitesse de moins de 30 Km/h. Pour éviter le reproche de mollesse dans l’expertise, j’affirme que le chef de l’état a eu une attitude irresponsable en prenant un tel engagement et que le Gouvernement qui propose une loi amnistiant les faibles excès de vitesse sera responsable de la surmortalité que nous observerons en 2005 si les députés le suivent. Ce sont ces derniers qui porteront la part de culpabilité la plus importante dans ce scandale de santé publique car la décision leur appartient.