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Article paru dans « Le Monde » le 10 février 1999
Propos recueillis par Laurence Folléa
« La culpabilité politique commence avec le refus de savoir »
Le Professeur Claude Got ancien chef de service d'anatomopathologie (hôpital Raymond Poincaré, Garches, dans les Hauts-de-Seine), spécialiste de santé publique, a participé à la prise de décisions de politique sanitaire. Il est notamment l'auteur de La Santé (éditions Flammarion, 1992).
« Quelles conséquences l'affaire du sang contaminé" a-t-elle eu sur la politique de santé publique ?
Elle a eu un double impact, D’abord sur les mentalités et sur l'évolution de la notion de responsabilité. Une forme de séisme culturel a secoué des experts qui planaient dans l'euphorie du progrès. Ils ont compris que la confiance dans leurs connaissances et leurs pratiques devait être utilisée avec modération. Les décideurs politiques ont perçu l'ampleur de leur responsabilité, et surtout de leur fragilité, dans des domaines où les connaissances sont incertaines.
Pour le second volet, il faudra attendre les résultats de l'ensemble des procès pour connaître les nouvelles règles de responsabilité des experts, de l'administration et des décideurs politiques. Si les directeurs d'administration peuvent être condamnés pour des décisions ou des insuffisances liées au cadre de leurs fonctions, les responsables politiques sont, eux aussi, concernés par ces procédures. Une dissociation de la responsabilité des uns et des autres est théorique. Si le fait qu'une décision politique, tardive ou inadaptée, responsable de décès, est suffisante pour se retrouver devant la Cour de justice de la République (CJR), des dizaines de procès semblables à celui du sang contaminé sont possibles. Homologuer des véhicules dont la vitesse est en contradiction avec la limite de vitesse maximale autorisée est un facteur de mort documenté depuis des décennies ; dans ce domaine, une telle passivité ne relève donc pas du principe de précaution, puisqu'il n'y a pas de place pour le doute. Quelle que soit l'appréciation juridique que l'on porte sur l'affaire du sang contaminé, elle a de facto placé la santé publique dans les activités politiques à haut risque.
- La réforme des structures de sécurité sanitaire vous paraît-elle répondre aux carences mises en lumière par cette affaire ?
Il y a eu des progrès indiscutables, mais ils sont partiels. Le développement de mécanismes de diffusion du meilleur savoir disponible a été important, grâce, d'une part, à la définition des "bonnes pratiques" médicales, dans le cadre des conférences de consensus de I'Agence nationale d'accréditation et d'évaluation en santé et, d'autre part, aux expertises collectives de l'Institut national de la santé et de la recherche médicale. Ces procédures sont longues et mal adaptées à la décision urgente.
En aval, des progrès sont à faire dans l'amélioration de la gestion du risque. Ce sera, en partie, le rôle de l'institut de veille sanitaire et des deux nouvelles agences qui ont en charge la gestion des médicaments, des produits humains et de l'alimentation. Le décideur politique a besoin de structures intermédiaires orientées vers l'épidémiologie, l'identification des risques, leur quantification, le contrôle de l'application des règles. Une fois l'outil créé, les difficultés porteront sur les équilibres de pouvoir et les capacités réelles de gestion.
- Comment pourra-t-on arbitrer les conflits éventuels entre les responsables de ces organismes et les décideurs politiques ?
- Il faut trouver un équilibre entre l'indépendance des agences et la nécessaire confiance qui doit exister entre les décideurs politiques et les administrateurs. Un conseil scientifique de qualité disposant d'un pouvoir d'arbitrage réel est un élément de réponse. La difficulté existe déjà quand un conflit oppose un directeur d'administration et un ministre. En cas de désaccord, c'est le ministre qui signe et assume. La difficulté est de définir l'étendue de l'obligation de réserve du responsable administratif qui, en pratique, va se soumettre ou se démettre. Il faut améliorer la visibilité de ces relations.
- Peut-on envisager une société où les décisions sanitaires seraient cohérentes et leurs mécanismes de production totalement transparents ?
- Nous sommes dans un monde de communication, il faut en voir aussi les avantages. Tout finit par se savoir et il devient plus dangereux qu'utile de tenter de cacher une motivation ou des manoeuvres. L'hypocrisie n'est pas un mode efficace de gouvernement et de survie politique. Si les organismes ayant en charge la sécurité nucléaire ont perdu leur crédibilité dans l'opinion publique, c'est à la suite d'une longue période d'expertise opaque, mal dissociée des organismes décisionnels. Il faudra longtemps pour remonter la pente, et de nombreux responsables politiques ont compris qu'il était moins dangereux d'avoir une expertise crédible qui ne cache rien, que des renseignements confidentiels qui deviennent vite des patates brûlantes. Ce n'est pas de l'angélisme mais du réalisme de dire la vérité dans l'état d'imperfection où elle existe.
- Les nouvelles agences auront-elles réellement l'indépendance et les moyens nécessaires à leur action ?
J'ai des doutes sérieux sur nos capacités dans ce domaine. Le pouvoir très centralisé de notre pays fonctionne comme un producteur de décisions, prenant la forme de lois, de décrets, d'arrêtés, de circulaires. il a des difficultés à devenir le gestionnaire des décisions prises. La première phase judiciaire des conséquences de la contamination des dérivés du sang a bien mis en évidence ce problème. La direction générale de la santé avait produit une bonne circulaire sur la sélection des donneurs, mais sans se donner les moyens de vérifier sa mise en oeuvre. Je pourrais prendre l'exemple de l'amiante ou du plomb, qui imposent une gestion de leur présence dans les immeubles et un réel suivi, notamment sous la forme d'un annuaire informatisé. Les moyens de ces actions sont insuffisants, au niveau central et au niveau des départements.
- Pourquoi certaines décisions de santé publique sont-elles aussi peu suivies d'effets ?
A cause de leur coût et de la peur d'entrer dans une politique de gestion et d'évaluation des risques sanitaires. Alors que les systèmes vivants fonctionnent avec des logiques « circulaires » sanctionnant les erreurs décisionnelles ou de gestion, l'État aime les procédures « linéaires », qui empêchent d'évaluer l'application de ses décisions et ne renvoient jamais l'expérience à la source. Elles garantissent le confort au quotidien du décideur, mais elles peuvent le conduire devant une cour de justice.
Les médecins ont eu des difficultés à se soumettre à des évaluations, à la fois source de progrès et nécessité éthique. Les politiques et les administratifs doivent entrer dans cette procédure efficace et protectrice. La culpabilité politique commence avec le refus de savoir, permettant de supporter l'absence de décision. Quand le risque est établi, l'absence de rigueur dans la gestion rend le système, efficace en théorie, déficient dans la pratique. »