le monde - 6 août 1988

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Texte paru le 6 août 1988 dans le « Monde » sous le titre : Un entretien avec le professeur Claude Got

Tout est organisé pour que les automobilistes ne respectent pas les règles de sécurité

L'annonce de l'augmentation spectaculaire (+ 71 %) du nombre de morts enregistrés sur les routes françaises au cours du dernier week-end (le Monde du 5 août) a suscité de nombreux commentaires. Dans l'attente d'un conseil interministériel qui se tiendra a l'automne et qui étudiera « les moyens susceptibles de responsabiliser tous les automobilistes », M. Georges Sarre, secrétaire d'État aux transports, a annoncé, le 4 août, que les mesures de dissuasion devront être " appliquées avec plus de sévérité" - Dans l'entretien qu'il nous a accordé, le professeur Claude Got (hôpital Ambroise-Paré, Boulogne), l'un des spécialistes français d'« accidentologie », souligne les responsabilités des pouvoirs publics et des constructeurs d'automobiles.

- La réunion des ministres des transports de l’OCDE qui vient d'avoir lieu à Hambourg, souligne le professeur Got, a clairement mis en évidence l'hypocrisie qui consiste à rejeter la responsabilité sur le seul usager. "Il ne faut pas dissocier celui-ci de son environnement et de son véhicule", explique-t-il, "or aujourd'hui, l'ensemble est « organisé » pour que les automobilistes ne respectent pas les règles. Si les tondeuses à gazon roulaient à 60 km/h, nombre de jardiniers amateurs ne seraient plus de ce monde. Nous n'avons pas su dissocier la fonction de transport de l'automobile du plaisir de la conduite rapide. Ce plaisir n'a plus sa place sur les routes. La vitesse maximale des automobiles est passée de 100 km/h à 200 km/h en quarante ans. Pourtant, durant la même période, les aptitudes des conducteurs ne se sont pas modifiées".

- Qu'attendez vous des constructeurs et des pouvoirs publics ?

- Dans une période de difficultés économiques, les constructeurs défendent leur part de marché. Si un jeune homme qui vient de passer son permis a les moyens de se payer une GTI Turbo de 200 ch, on la lui vendra. C'est au gouvernement de fixer les règles et de limiter la vitesse. Il est tout à fait illusoire d'espérer le respect des limites de vitesse si les véhicules sont conçus pour les transgresser. Les obstacles se situent actuellement au niveau européen. La communauté devrait obtenir de l'Allemagne fédérale une limitation de la vitesse sur les autoroutes.

- Outre l'affirmation que la vitesse n’est pas dangereuse, qu'elles sont les autres idées fausses les plus répandues, selon vous, en matière de sécurité routière ?

- C'est d'abord « la réserve de puissance qui permet de doubler en toute sécurité ». En réalité, le conducteur s'adapte aux possibilités de son véhicule. Plus il est apte à dépasser, plus il sera incité à le faire dans des conditions aventureuses et plus le risque sera grand. On lie la réduction du danger à l'amélioration de l'outil ou de la compétence de celui qui l'utilise sans vouloir admettre les possibles effets pervers de ces améliorations. Ce sont les véhicules les plus récents et les plus performants qui ont le plus d'accidents. Les assureurs nous le disent depuis longtemps.

- Que pourrait faire concrètement le gouvernement indépendamment des décisions européennes ?

- On pourrait utiliser les tickets de péage d'autoroute pour contrôler automatiquement les vitesses moyennes à la sortie et utiliser ces tickets pour des contrôles aléatoires sur les aires de stationnement. On peut faire équiper les véhicules d'enregistreurs de vitesse très simplifiés ne conservant en mémoire que les dernières heures de route. On peut développer le contrôle par radar couplé a un appareil photographique. Ne croyez pas que je sois répressif par nature. Mais tant que la prévention ne viendra pas de la limitation de vitesse à partir de la construction des automobiles, il n'y aura pas d'autre choix. Les incantations rituelles ne servent pas à grand chose.

- Les améliorations techniques encore possibles seront coûteuses et d'efficacité réduite. Le plus facile a été fait. Nous pourrons encore améliorer la protection des occupants des véhicules, réduire leur agressivité vis-à-vis des piétons et des usagers de deux roues, mais en termes de mortalité, ces effets seront faibles et lents.

- Au delà de la vitesse et de l'alcool quel jugement porte un accidentologiste comme vous sur l'augmentation du nombre des victimes ?

- Cette aggravation a des causes multiples. Certaines sont conjoncturelles : un hiver doux qui a augmenté le trafic, l'anticipation sur une tradition ridicule d'amnistie qui permet d'oublier le code de la route pendant quelques mois... mais il y a aussi une augmentation assez générale de la mortalité au niveau européen. Elle est particulièrement importante en France, ce qui n’est pas surprenant, puisque notre pays a une des mortalités par habitant sur les routes parmi les plus élevées du monde. Après l'augmentation due au volume du trafic observé entre la fin de la guerre et 1972, la mortalité s'était abaissée en France de 16.000 à 12 000 par an grâce à l'obligation du port de la ceinture et les limitations de vitesse. Depuis 1978, la situation était pratiquement stationnaire avec des fluctuations entre dix mille et douze mille morts par an.

- Contre l'alcool au volant, pourtant, les tribunaux semblent recourir de plus en plus souvent à la prison ferme.

- Les peines de prison sans sursis s'appliquent principalement aux récidivistes de la conduite avec une alcoolémie élevée. Le problème principal, c'est leur maladie alcoolique. Celui de la conduite n'en est qu'une conséquence. Il conviendrait de mieux organiser la prévention de la récidive. Pour les conducteurs dépistés à partir de contrôles systématiques et qui ne sont pas alcooliques dépendants, je suis certain que les fortes amendes et les confiscations de véhicules pour les alcoolémies très élevées seraient plus efficaces que les peines de prison.

- Dans l'attente de prochaines mesures gouvernementales, quel bilan et quel pronostic faites-vous ?

- Je ne crois pas à une amélioration spectaculaire. Chaque information sur une augmentation du nombre des morts provoque une réaction transitoire, une accentuation de la répression et une modification des comportements. Une mauvaise année est suivie d'un bilan un peu meilleur, mais le résultat est limité. Nous sommes des barbares qui pratiquons le sacrifice humain. Chaque fois que j'ai eu à faire l'autopsie d'un enfant mort sur la route ou que je suis en face d'un être humain handicapé pour la vie à la suite d'un accident, j'ai le même malaise qu'en regardant un film sur les camps de concentration : l'impression d'être solidairement responsable de cette barbarie, d'être impuissant devant l'égoïsme de nos sociétés industrielles prêtes, pour quelques kilomètres à l'heure de plus, à enterrer les rares enfants qu'elles font encore. »