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Texte publié dans « le Figaro » du 2 Février 1999 avec les titres et commentaires suivants :
Avant le procès du sang contaminé
Une page de justice-fiction
Poursuivra-t-on un jour les représentants de l’Etat pour leur responsabilité présumée dans les accidents de la route ?
Le procès de Laurent Fabius, Georgina Dufoix et Edmond Hervé, mis en cause dans l’affaire du sang contaminé s’ouvre le 9 février devant la cour de justice de la république. Le Figaro a demandé à plusieurs personnalités d’apprécier les enjeux d’un tel procès. Aujourd’hui le Pr Got, médecin, auteur d’un rapport sur le sida (1988) explique pourquoi il juge nécessaire « d’améliorer le fonctionnement de notre système décisionnel et d’éviter de vouloir faire tout passer par le code pénal »
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Peut-on juger un déficit de santé publique ? La diversité des opinions émises à l'approche du 9 février montre la difficulté de la lâche. Trois systèmes ayant leurs propres références cherchent chacun à définir le droit d'ingérence des deux autres dans leur domaine.
Il est difficile d'accepter le regard de l'autre quand on est persuadé qu'il ne saura pas voir les spécificités d'un mode de fonctionnement qui lui est étranger. Chaque avis exprime cette méfiance, voire ce refus, aggravé par l'existence de divergences internes aux différents groupes, et la volonté de prendre position sur la responsabilité ou l'innocence des ministres, en accentuant jusqu'à la caricature les arguments des adversaires. Avant de juger, il faut tenter de créer une relation entre ces systèmes en rappelant leurs références, non pas avec l'idée qu'on s'en fait, mais telles qu'elles sont définies par chaque groupe.
Les politiques ont défini la responsabilité pénale des ministres dans la loi du 27 juillet 1993. La phrase de l'article 68-1 est claire : « Les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes et délits au moment où ils ont été commis ». L'article 68-3 ajoute que la loi s'applique « aux faits commis avant son entrée en vigueur ».
Les juristes qui assurent le fonctionnement de la Cour de justice de la République ont exprimé avec une clarté identique l'articulation de la loi de 93 avec le Code pénal. Ils ont insisté sur les différences entre la responsabilité de l'Etat. telle qu'elle peut être appréciée par la justice administrative. Justifiant les décisions du Conseil d'État dans l'indemnisation des victimes d'une contamination d'origine thérapeutique, et celle des individus, relevant de la justice pénale. Dans un cas on évalue un ensemble indissociable, dans l'autre les actes de personnes physiques.
Après avoir précisé ces différences, le réquisitoire du procureur général de la Cour de justice de la République indique que « la faute la plus légère peut servir de base à une poursuite, notamment pour blessure ou homicide involontaire », et que les objectifs fixés à la Cour de justice ne signifient pas que « les délits d'omission (homicides ou blessures involontaires, non-assistance à personne en danger) ne soient pas poursuivables devant la Cour de justice. Mais à J'évidence, la rédaction de l'article 68-1 invite à une grande circonspection dans la poursuite de ces délits. Il faut qu'ils soient nettement caractérisés, en relation directe avec le dommage causé et répondent aux critères généraux de l'article 121-3 du Code pénal, »
Jean-François Burgelin concluait que : « si les ministres en charge de la santé publique en 1984 et 1985 ont parfois manqué de perspicacité, de vigilance et de sens de l'opportunité, ces défaillances ne sont pas suffisamment grossières et manifestes pour constituer des actes délictueux permettant de fonder un renvoi devant la juridiction de jugement ». Rappelons les premières phrases de l'article 121-3: « Il n'y a point de crime et de délit sans intention de le commettre, toutefois lorsque la loi le prévoit, il y a délit en cas de mise en danger délibérée de la personne d'autrui » (mais le délit de mise en danger d'autrui n'a été institué que le 13 mai 1996).
Face au pouvoir politique et judiciaire, le système de santé publique est plus compliqué. Même s'il dispose d'un code, son fonctionnement est fondé sur l'imprécision, l'évolution, le compromis. Le recueil de la meilleure expertise possible au moment où elle est nécessaire n'est pas une tâche facile. Une série de filtres vont jouer leur rôle de sélection de la bonne information ou provoquer son blocage. Des experts, comités, académies, aux conseillers techniques et aux ministres en passant par les différents niveaux de la hiérarchie administrative, le dossier qui contient la bonne question et les connaissances utiles aura des difficultés pour atteindre le décideur politique.
Au delà des obstacles organisationnels, il existe une complication supplémentaire liée à l'imprécision des références. Si le ministre qui a en charge la Santé a la responsabilité de la sécurité sanitaire, il n'a pas tous les moyens nécessaires pour l'assumer complètement et il ne les aura jamais. Il est au milieu d'un champ de manoeuvre immense, et coincé entre des exigences contradictoires.
D'un côté, des principes aussi flous que le « droit à la sécurité (déclaration universelle des droits de l'homme), et le principe de précaution qui ne pourra jamais être plus qu'une pratique, celle de la prudence quand les inconvénients d'un choix risquent de dépasser les avantages. De l'autre, la faiblesse des moyens d'investigation d'un ministère sous développé, et la nécessité de trouver des compromis entre des forces politiques, économiques, sociales qui exigent la sécurité et assurent souvent la promotion de l'insécurité.
Pour comprendre les limites de l'action de la Cour de justice, il est nécessaire de sortir de l'exemple du sang contaminé et d'envisager une situation dans laquelle :
- il n'y a aucune incertitude scientifique,
- la connaissance est acquise depuis des décennies,
- les faits ont été publiés, repris dans des rapports officiels,
- les décisions permettant la réduction d'un risque mortel sont connues et ont été proposées par des spécialistes,
- le risque est la conséquence directe d'une pratique de l'État en contradiction avec sa réglementation, et connue des responsables gouvernementaux.
Un automobiliste commet un très grand excès de vitesse sur autoroute, perd le contrôle de son véhicule et provoque la mort de plusieurs personnes. Les faits sont documentés. Les ayants droit des victimes engagent une Procédure auprès de la Cour de justice. L'argumentation est fondée sur les faits suivants:
- les assureurs ont établi que le risque de provoquer des dommages corporels chez des tiers s'accroît avec la puissance des véhicules et ils classent ces derniers en fonction du risque pour établir le montant des primes d'assurance. En 1984, les véhicules appartenant aux groupes 12 et plus de la tarification ont provoqué des dommages corporels chez des tiers seize fois supérieurs à ceux provoqués par les véhicules des groupes les moins puissants, 1, 2, 3 et 4,
- la vitesse maximale autorisée sur les autoroutes françaises est de 130 km/h,
- les services de l'État assurent la réception de véhicules dont la puissance permet d'atteindre des vitesses dépassant très largement la vitesse maximale autorisée,
- des décisions successives ont contraint les constructeurs à limiter à la construction la vitesse des cyclomoteurs, des tracteurs et finalement des poids lourds (nous avions proposé cette mesure dans le rapport de la commission d'enquête sur l'accident de car de Beaune, dix ans avant que l'Union européenne ne l'adopte) pour mettre en accord la vitesse maximale possible et celle qui ne doit pas être dépassée,
- une mesure identique a été proposée pour les véhicules légers dans le Livre blanc sur la sécurité routière rédigée en 1988 à la demande du premier ministre. Ce sont ces véhicules qui provoquent le plus grand nombre de décès. Elle n'a pas été mise en oeuvre.
Un tel exemple n'est pas isolé. il faut que nous trouvions de nouvelles méthodes pour améliorer le fonctionnement de notre système décisionnel et éviter de vouloir tout faire passer par le Code pénal.