Libération - 28 décembre 2018 - version longue

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Pourquoi la diminution des vitesses hors agglomération est la seule solution pour réduire à court terme l'effet de serre produit par la circulation

Les sorties de crises sont difficiles quand les exigences s’étendent, alors que les décideurs ne maitrisent qu’une faible partie des facteurs concernés. La situation peut en outre s’aggraver quand la précipitation et une connaissance insuffisante des problèmes réduisent la capacité d’argumenter et d’expliquer. Le facteur déclenchant est alors récupéré et noyé dans un tsunami de frustrations qui submerge des dispositifs aussi complexes et fragiles qu’une centrale nucléaire.

L’abaissement à 80 km/h de la vitesse maximale sur les routes où l’on se tue le plus a exprimé la rupture avec l’indifférence et l’incompétence décisionnelle du gouvernement précédent qui avait laissé perdre 238 vies de janvier 2014 à novembre 2017. 245 ont été sauvées de novembre 2017 à novembre 2018, renouant avec le succès du programme initié par Jacques Chirac et coordonné par Rémy Heitz, qui avait divisé par deux la mortalité sur les routes de 2003 à 2008 et stabilisé la consommation de carburant alors que le trafic continuait de s’accroitre.

La décision du Premier ministre a été attaquée à la fois par le lobby de la vitesse et par des politiques qui ont instrumentalisé la mesure, décrite comme une décision des parisiens, méprisant les intérêts des habitants des « territoires » qui allaient perdre du temps sur les routes. Le contre sens était évident, ce sont sur les voies à l’approche des grandes agglomérations que les usagers perdent quotidiennement du temps et non dans les départements à faible densité de population où les voies sont libres et tuent le plus. L’accroissement réel des durées de parcours a été très faible.

Le Sénat s’est déshonoré en créant une commission qui a exprimé une aptitude exceptionnelle à la contorsion en s’opposant au 80 km/h, tout en reconnaissant l’efficacité de la réduction de la vitesse en 2003. Le sommet du ridicule a été atteint en proposant de maintenir à 90 les voies les plus circulées et d’abaisser à 80 ou 70 « les routes accidentogènes"  L’application à la Haute-Saône a été décrite sans la moindre analyse de la mortalité sur les routes de ce département. Le contre sens était complet puisque c’est le trafic qui est le facteur accidentogène le plus important, et non les caractéristiques techniques des voies énumérées dans ce texte.

Le 80 km/h a été une bonne décision. L’accroissement des taxes sur les carburants a été une erreur initiant le conflit des gilets jaunes. L’usage de la voiture est en grande partie contraint. Ce n’est pas le prix du litre de carburant qui augmente en valeur, c’est le trafic. Un litre d’essence valait 0,99 franc en 1960, équivalent en pouvoir d’achat à 1,59 euro de 2017. Le trafic de 1960 était de 87 milliards de kilomètres, il s’est élevé à 606 milliards en 2017 soit une multiplication par 7. Utiliser le prix du carburant pour réduire la consommation est une mesure qui assassine les usagers à faibles revenus sans améliorer le climat. Les « droits d’accise » sont la forme moderne de la gabelle. Leur finalité première est de contribuer à alimenter le budget de l’Etat. Ils peuvent aussi dissuader une consommation qui induit un risque, il faut alors assurer l’équité, ce n’est pas toujours le cas. Tous les tabacs sont fortement taxés, mais pas tous les alcools. Le vin est très peu taxé alors que le risque lié aux boissons alcooliques ne dépend que de la quantité d’alcool avalé et non de la quantité d’eau qui lui est associée. Quand des ménages ont de faibles revenus et un usage contraint de leur voiture, ils ne peuvent pas acheter un véhicule hybride ou électrique. Les aides de l’Etat aident paradoxalement les usagers dont les revenus permettent ce type d’achat. En outre, si la pollution des villes est réduite, l’effet de serre ne l’est pas si l’on tient compte de l’ensemble des méthodes de production de ces véhicules.

La seule méthode efficace à court terme pour réduire la dépense liée au trafic est la réduction de la vitesse. Elle a de multiples avantages :

Le second obstacle à la réduction de la mortalité sur les routes est produit par la mauvaise application des règles. Les avertisseurs de radars et de contrôles sont des instruments qui tuent. Une loi puni le signalement d’un contrôle dans les transports en commun. Bel exemple de la différence de prise en compte de l’argent et de la vie des usagers.

Après les progrès des 12 derniers mois, le bilan de la mortalité en décembre permettra d’évaluer les effets des modifications de comportement, ils peuvent être supérieurs à la mortalité sur les ronds-points. Une vitesse accrue pour compenser un blocage du trafic, une crainte de contrôle réduite, dégradent dégradent les résultats.

Gérer la sortie du séisme social produit par les gilets jaunes sera difficile car ils interfèrent avec le cumul d’obstacles nationaux et mondiaux. La 5ème république a centralisé le pouvoir et réduit le rôle du Parlement. Les 30 glorieuses ont créé des richesses qui ont amplifié les inégalités de ressources. Des agglomérations ont grandi démesurément, d’autres se sont rétrécies et appauvries. On a construit des voitures inutilement lourdes et rapides donc trop consommatrices des carburants. Elles permettent d’accéder à des supermarchés qui ont tué les magasins où l’on allait à pied. La publicité séduit, manipule, et endette. Le coût des logements refoule en périphérie les moins nantis. L’industrie s’affaiblit. L’endettement de l’Etat s’accroît. Cette liste n’est pas exhaustive

Parallèlement, des pays ont acquis nos savoir-faire et leurs salaires très bas déséquilibrent les échanges. La gestion de l’argent a transformé un outil (faire avec) en finalité (en avoir plus). Les banques américaines ont cru pouvoir prêter à des insolvables et les actions pourries ont provoqué la crise de 2008. Lehman Brothers se plante et les Etats doivent renflouer les banques, y compris les nôtres qui ont voulu leur part de ce gâteau empoisonné. La dette publique mondiale supplémentaire a été évaluée à 25 000 milliards de dollars. Le dirigeant de Lehmann Brothers travaille toujours dans la finance et ses revenus sont élevés.

notre maison brûle et nous regardons ailleurs » (Jacques Chirac – 2002) ou : «On est en train de perdre la bataille»,  « On ne pourra pas dire qu'on ne savait pas» (Emmanuel Macron – décembre 2017 ). Le 20 avril 1973 je proposais de réduire les vitesses maximales à 80 km/h sur les routes et 110 sur les autoroutes. Le Premier ministre a eu le courage d’imposer le 80, il faut maintenant préparer les usagers au 110 sur autoroute. On ne pourra pas dire qu’on ne savait pas !