les propos attribués à Geneviève Jurgensen

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Analyse de l’usage d’une citation entre guillemets de Geneviève Jurgensen dans le livre d’Airy Routier (p 56)

Dans son livre « La France sans permis », page 56, Airy Routier cite entre guillemets une phrase qui aurait été prononcée le 2 juillet 1992 par Madame Geneviève Jurgensen (alors présidente de la Ligue contre la violence routière) dans le but de convaincre le président de la République de ne pas différer l’application du dispositif du permis à points, malgré l’opposition des routiers. Cette phrase est la suivante : « et s’il arrivait la même chose à votre fille ». Ce type de propos utilisant l’affectivité et non la rationalité dans la bouche de Geneviève Jurgensen semblait tellement contraire à toutes ses références en matière d’action pour la sécurité routière que Claude Got lui a demandé de préciser le contenu de son entretien en tête à tête avec François Mitterrand. Elle a précisé son objectif qui était de favoriser une solution négociée avec les routiers, tenant compte de la difficulté de leur travail et leur permettant d’obtenir des avantages sociaux importants. Cette démarche a été résumée par les phrases suivantes extraites de  La violence routière – des mensonges qui tuent :

« À côté de l’usage de prémisses fausses dont il est facile de prouver le caractère inexact, il faut donner une place à part à l’action qui consiste à rapporter des propos sans pouvoir produire la preuve qu’ils ont été tenus, alors que ceux à qui ils sont attribués nient la réalité de ce qu’on leur fait dire. L’exemple retenu concerne la relation par Airy Routier du conflit entre l’État et les chauffeurs routiers au cours de l’été 1992, à la veille du vote par l’Assemblée de la loi instaurant le permis à points. Le 2 juillet 1992 les routiers français bloquent les routes pour obtenir que leur capital de points soit le double de celui alloué aux autres usagers. Geneviève Jurgensen rencontre le président Mitterrand au nom de la Ligue contre la violence routière pour lui demander de ne pas céder à cette revendication. Le président de la République revient le jour même de Sarajevo et Airy Routier indique que “ sa tête est restée en Bosnie. Geneviève Jurgensen se demande même s’il sait que la France entière est bloquée. Seule façon de retenir son attention : comme elle connaît l’existence de Mazarine, elle lui lance : “ Et s’il arrivait la même chose à votre fille ? ”. Elle gagne la partie : François Mitterrand déclare que “ le gouvernement ne reculera pas d’un pouce sur le permis à points ” ; le 8 juillet les routes sont dégagées manu militari avec force CRS et même des chars d’assaut AMX ”.

J’ai pu contribuer aux actions de Geneviève Jurgensen avant même qu’elle ne fonde la Ligue contre la violence routière, créée trois ans après la mort de ses deux filles dans un accident de la route. Dès novembre 1981, elle m’a appelé sans me connaître pour me demander si j’accepterais de faire partie des soutiens qu’elle recherchait pour se présenter aux élections législatives partielles du mois de janvier suivant. Je lui ai donné mon accord et la période qui a suivi a été marquée par l’influence majeure de l’action associative dans la gestion politique de l’insécurité routière. Nous avons souvent eu l’occasion de travailler ensemble au cours des vingt dernières années, notamment dans la commission qui a rédigé en 1989 le Livre blanc de sécurité routière à la demande du premier ministre Michel Rocard. Nos approches de la sécurité routière n’ont pas toujours été les mêmes, ce qui est normal. Le rôle de militant dans une association n’est pas identique à celui de l’expert, mais l’un et l’autre ont intérêt à se comprendre. Imaginer Geneviève Jurgensen dans la peau de la goujate qui interpellerait François Mitterrand en empiétant sur sa vie privée et en jouant de la sensiblerie est tout simplement ridicule. En dehors de toute notion de respect humain, elle n’aurait pas utilisé une provocation aussi dangereuse, ce type de remarque risquait de faire échouer cet entretien particulièrement important pour l’avenir du permis à points. Airy Routier voulait mettre en scène des relations de combat et de lutte d’influence musclée, là où il ne pouvait y avoir qu’une confrontation d’intelligence tactique.
J’ai demandé à Geneviève Jurgensen quelle était sa version de cet entretien. Elle a rédigé le texte suivant : “ L’entretien a duré 45 minutes, sans témoin. Je n’ai eu aucun mal à intéresser le président à la cause, même si en effet il n’était au départ guère au courant. Je l’y ai intéressé par un moyen simple : faire porter la discussion avec les routiers sur leurs conditions de travail. À cela, Mitterrand a mordu tout de suite, d’où sa phrase que j’ai citée à la presse qui l’a beaucoup reprise : “ Ce sont les serfs de notre époque ”. Un entretien comparable avec le premier ministre, Pierre Bérégovoy, qui m’a demandé de venir à Matignon le surlendemain de l’entretien avec Mitterrand, a abouti à la même conclusion. D’où, ensuite, les négociations fructueuses avec les représentants des routiers, qui ont débouché sur l’amélioration de leurs conditions de travail. Ils ont de ce fait très bien accepté d’être égaux devant la loi avec les particuliers en ayant le même nombre de points sur leur permis ”. Une commission pour le réaménagement du permis à points a été constituée. Elle a doublé le capital de points tout en doublant le nombre de points retirés pour toutes les infractions, sauf le dépassement de moins de 20 km/h de la vitesse autorisée, ce qui était une juste adaptation du dispositif. »

Geneviève Jurgensen a accepté de témoigner lors de l’audience et elle a confirmé qu'elle n'avait jamais tenu à François Mitterrand les propos rapportés par Airy Routier dans son livre. Avant que ce témoignage ait été fait, j'avais noté les points suivants :
1.    Les adversaires des intervenants dans le champ de la sécurité routière tentent constamment de dévaloriser les arguments des scientifiques et des membres d’associations, pour éviter des décisions qu’ils redoutent. Les scientifiques sont décrits comme des ayatollahs ou des Torquemadas dogmatiques et non comme des utilisateurs de méthodes objectives en accord avec les procédures éthiques d’acquisition des connaissances. Les responsables associatifs tenteraient d’abord d’émouvoir pour emporter les décisions et dans ce domaine, ce que la citation qualifie d’anecdote n’en est pas une, c’est une altération de la vérité qui relève de la déformation des motifs et des méthodes de la Présidente d’une association particulièrement active dans le domaine de la sécurité routière.
2.    Elle a résumé cet entretien comme un dialogue sur la dureté du travail des routiers, sur la nécessité de calmer leur inquiétude et de négocier des avantages sociaux pour tenir compte de la difficulté de leurs conditions de travail et c’est sur ce thème que la sortie de crise a été possible, le gouvernement maintenant son projet de permis à points. Ces précisions seraient insuffisantes et  la citation retient ce passage comme diffamatoire en affirmant que le texte de Geneviève Jurgensen (bien que décrivant un entretien dont l’esprit est totalement différent de la phrase rapportée par Airy Routier) ne dit pas explicitement que la phrase citée par Airy Routier n’a pas été prononcée au cours de cet entretien. Tout le contexte met en évidence le caractère mutuellement exclusif des deux procédures. Le choix de l’affectivité et de la confrontation en faisant allusion à l’existence de Mazarine Pingeot qui ne sera révélée que deux ans plus tard était absurde compte tenu notamment de la susceptibilité bien connue du président de la République. Il aurait détruit la possibilité d’un débat constructif sur  les conditions de vie des routiers permettant d’obtenir une solution par la négociation.
3.    L’entretien s’est tenu sans témoin, le président Mitterrand est décédé. C’est le témoignage de Geneviève Jurgensen qui permettra au tribunal de juger si le passage retenu est insuffisamment étayé et diffamatoire. Quand Airy Routier rapporte un propos précis entre guillemets, que ce propos étonne par son caractère inadapté et dangereux pour l’objectif recherché, et que celle a qui on le prête indique oralement en réponse à une demande explicite qu’elle n’a pas tenu ces propos, puis rédige un texte expliquant son déroulement, il faut avoir un esprit particulièrement aventureux pour faire reposer sur de tels éléments une accusation de diffamation. Il est également surprenant qu’Airy Routier n’ait pas demandé à Geneviève Jurgensen une confirmation de ces propos agressifs,  avant d’écrire son livre dans lequel elle est décrite (p. 20) comme « une femme intelligente et sympathique que j’ai connue jadis ». Un simple appel téléphonique aurait suffit à lever le doute.

Conclusion
Au cours de l'audience, Airy Routier a précisé que le propos qu'il attribuait faussement à Geneviève Jurgensen lui avait été rapporté par Jacques Pilhan (qui a été conseiller en communication de François Mitterrand). Jacques Pilhan est décédé le 28 juin 1998, cette attribution à une source personnalisée ne peut donc être vérifiée. Faire "parler" deux morts offre toutes les garanties de non contradiction.

Le témoignage de Geneviève Jurgensen, confirmant qu’elle n’a jamais prononcé les paroles qu’Airy Routier lui prête a été particulièrement important pour prouver le caractère manipulatoire des procédés utilisés par ce dernier. Il pouvait facilement vérifier auprès d’elle la véracité de sa citation (il la connaît personnellement depuis longtemps), il ne l’a pas fait.