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Le rôle de l’usager

Un des objectifs de l'accidentologie est de tenter de préciser le risque attribuable à des facteurs particuliers. Cette connaissance indique les enjeux possibles d'une action de prévention agissant sur chaque facteur. Cette recherche peut être appliquée à l’usager comme au véhicule ou à l’infrastructure, mais son usage est alors délicat car l’être humain est plus complexe que ses deux partenaires et les liens entre ses différentes caractéristiques sont fréquents et difficiles à dissocier. La France est un des pays qui a le plus contribué à développer l’analyse des situations multifactorielles. Cette démarche permet de donner son poids à l’un des facteurs influençant une situation en tenant compte des autres. Nous pouvons préciser le niveau de risque auquel sont exposés des conducteurs évoluant sur un réseau routier donné, dans des véhicules aux caractéristiques connues. Subdiviser ce groupe de conducteurs suivant le sexe, l’âge, la durée de leurs études, leur profession, l’ancienneté du permis, le kilométrage parcouru annuellement, est une démarche relativement facile. Il est plus difficile d’intégrer les caractéristiques psychologiques, sociologiques, la relation affective voire passionnelle d’un individu avec son véhicule, ses pulsions agressives, son attitude face aux règles et aux autres pour tenter de passer de la description à l'explication. Des lacunes importantes persistent dans notre connaissance, mais les données fiables sont suffisantes pour fonder les actions de prévention. Elles permettent également de lutter contre la désinformation. Quand une société est confrontée à un problème aussi grave que la mort accidentelle de milliers de personnes, elle élabore un ensemble d’opinions sur le sujet associant des notions de bon sens, des idées fausses propagées par des milieux intéressés ou simplement incompétents, et des données objectives obtenues par des méthodes éprouvées. Il est de la responsabilité des scientifiques de dire ce qu’ils savent, quelles sont leurs lacunes et ce qui est inexact. Ces bases permettront de développer une politique de formation et de communication susceptible de faire converger les représentations sociales et la réalité.

 La diversité des usagers
La première difficulté dans la conduite d’une politique de sécurité routière est la coexistence sur les mêmes routes d’usagers aux aptitudes et aux comportements différents. Entre les apprentis, les personnes âgées, les agressifs, les distraits, les alcoolisés ou les redresseurs de torts, quel est le dénominateur commun ? Comment trouver un équilibre entre les décisions prises librement par un individu et celles que la société impose à l’ensemble des usagers ? Pour aborder le rôle de l’homme dans l’accident il faut abandonner une vision romantique de la conduite qui ferait la part trop belle à la décision individuelle (passionnelle ou rationnelle) dans le choix du risque et de la mort. La pratique de l’accidentologie fait rencontrer plus de victimes prises au piège de leur inaptitude à gérer une situation complexe que de trompe la mort assumant consciemment leur risque de disparition, de blessures ou de handicap. Il y plus de Camus, de Fernand Raynaud et de Nucera qui meurent sur les routes que de Coluche et de Nimier. Ce constat impose des choix de société qui relèvent de la solidarité. Si tous les citoyens veulent bénéficier d’une liberté de déplacement facilitée par l’usage des moyens de transports individuels, il faut privilégier des conditions de circulation peu exigeantes en terme d’aptitude.

Quelle aptitude ?
La conduite d’un véhicule automobile est une activité complexe, un conducteur doit saisir des informations et agir dans un délai souvent limité par des gestes coordonnés entre eux, dans le cadre de comportements très automatisés ou à la suite de stratégies élaborées consciemment. Les informations proviennent de la vue, de l’audition, ou de sensations plus diffuses concernant la position des différents segments corporels et les relations avec le siège. Le passager occasionnel d’un véhicule léger est capable après quelques dizaines de kilomètres de dire s’il se sent en confiance avec le conducteur. Il saura le qualifier d’adroit, de rapide, de prudent, d’inattentif, ou de fou, en fonction de son comportement routier. Il pourra juger de la souplesse ou de la brutalité de ses manoeuvres, de la qualité de ses relations avec les autres automobilistes, courtoises, agressives ou neutres. Le risque réel peut également être évalué à un bon niveau de précision par ce passager expérimenté. La qualité de la conduite ainsi appréciée témoigne d’aptitudes relevant de domaines très différents, des caractéristiques innées peuvent jouer un rôle, mais les facteurs les plus importants semblent acquis, déterminés par l’apprentissage et des caractéristiques individuelles sans rapport direct avec la conduite automobile ? Ces caractéristiques génétiques ou acquises interviendront dans le risque d'accident en fonction du type de véhicule utilisé, de  l’infrastructure, de l’organisation de la circulation et du choix d’un style de conduite qui dépend partiellement des tâches à accomplir et des contraintes extérieures (le temps alloué, la densité de circulation etc.). Comme un joueur de tennis moyen peut se trouver complètement déstabilisé dans une partie qui l’oppose à un joueur de haut niveau, le conducteur moyen sera ridicule et dangereux quand il tente d'adopter un comportement de conducteur de rallye. Plus la tâche à accomplir est difficile, notamment plus la contrainte du temps est forte, plus les aptitudes innées ou développées par l’entraînement seront importantes. Si les exigences sont faibles, de nombreux pratiquants, même peu doués et peu formés, pourront prendre les bonnes décisions et exécuter les gestes adaptés et utiles qui assureront sa sécurité.

L'évolutivité d'une telle situation est manifeste lors de l’étude de la dégradation des fonctions qui contribuent à la qualité de la conduite chez une personne âgée. La vue est moins bonne, les mouvements de la tête moins rapides, la coordination des gestes peut être modifiée ainsi que la rapidité d’intégration de renseignements utiles à la prise de décision, surtout quand ils se multiplient, ce qui va ralentir cette dernière. Si ces réductions d’aptitude sont perçues par le conducteur et provoquent une modification de son comportement (éviter de rouler la nuit, abandonner la conduite sur autoroute et les longs trajets, abaisser sa vitesse de base...), le risque de provoquer un accident demeurera faible. C’est la discordance entre l’aptitude réelle et les modalités d’usage d’un véhicule qui accroît le risque, et cette vérité s’applique aussi bien au débutant qu’au conducteur expérimenté et aux sportifs de haut niveau. Toute l’accidentologie est dominée par cette notion ! Le risque d’accident imputable à une erreur humaine survient quand le niveau de compétence que s'accorde le conducteur dépasse celui qui est nécessaire pour maîtriser les situations auxquelles il s'expose.

Ce constat a une conséquence inévitable qui est la coexistence sur le même réseau d’usagers aux aptitudes et aux attitudes très différentes. Il n’est pas envisageable de faire des séries comme au tennis et la proposition de délivrer des permis adaptés aux niveaux d’aptitude n’est pas sérieuse, les différents « types » d’usagers devant cohabiter sur un réseau unique et agissant les uns sur les autres. La seule réponse est dans la solidarité, il faut accepter l’alignement des comportements sur les moins performants, pour éviter de désocialiser ces derniers en les privant de conduite. Notre société s’autodétruit si elle exige un niveau de compétence qui met sur la touche une fraction de la population importante et croissante du fait de l'évolution de l'espérance de vie. Il faut éviter d’ajouter aux sélections qui se développent actuellement, en particulier dans le domaine de l’emploi, une sélection abusive des usagers sur leur aptitude à maîtriser le risque. Les débutants qui n’ont pas encore acquis l’expérience et les personnes âgées qui voient leur aptitude se réduire doivent bénéficier de la solidarité et de la tolérance de ceux qui sont à l’optimum de leurs capacités et souvent les surestiment. Les solutions ne sont pas dans la sélection des plus aptes, mais dans l’adaptation du système de circulation à l’aptitude du plus grand nombre, pour qu’un maximum d’individus bénéficie de la liberté de se déplacer commodément.

Cette solution s’impose d’autant plus que nos capacités de réaliser une sélection pertinente sont limitées comme cela a été démontré par les réglementations développées dans certains état des U.S.A. pour limiter le risque lié au vieillissement. Si l’on institue un examen médical périodique au delà d’un certain âge, une fraction des conducteurs concernés ne se présentera pas à cet examen et préférera renoncer à la conduite, un autre groupe sera éliminé par les critères retenus portant habituellement sur des tests objectifs concernant la vue, l’audition ou l’état locomoteur, plus rarement sur des tests concernant leurs capacités psycho-motrices. Ces méthodes ont échoué, la réduction du risque lié à l’âge n’a pas été significative dans ces états quand elle était corrigée de la diminution de l’exposition au risque directement produit par le dispositif. L'élimination de la route d'environ 10% des conducteurs âgés par des méthodes de sélection médicalisées a réduit le taux d’accident de cette catégorie de conducteurs dans des proportions proches, ce qui indique l’absence de pertinence de la mesure. Elle pouvait être prévue par les résultats des assureurs, les personnes âgées ne constituent pas un mauvais risque, elles restreignent leur kilométrage dans des proportions qui font plus que compenser l’augmentation du risque au kilomètre parcouru. La seule circonstance dans laquelle on peut imaginer une démarche de prévention pertinente du risque lié à l'âge concerne le développement d'un démence de type maladie d'Alzheimer. Il existe des tests suffisamment spécifiques et sensibles pour dépister les états pré-cliniques de cette affection, avant que ses signes ne deviennent évidents. Ce sont eux qui devraient être mis en oeuvre systématiquement dans une visite d'aptitude périodique après 65 ans, certainement pas les examens traditionnels de la vue, de l'audition, ou des "réflexes" qui ne sont pas pertinents pour évaluer l'aptitude à l'interprétation de signes et à la mise en oeuvre d'attitudes adaptées dans un contexte de conduite d'un véhicule, sauf bien entendu en cas de dégradation grave de la vision faisant sortir le conducteur des limites fixées par la réglementation pour l'obtention du permis.

Les motivations
Se déplacer, le faire rapidement, utiliser un transport individuel confortable, sont des motivations d’utilisateurs. Le faire avec une préoccupation de sécurité constante n’est pas une démarche naturelle. La familiarité avec les situations de risque use l’émotion qu’elles suscitent et la conduite devient pour la majorité des usagers un comportement conditionné par l’environnement (l’outil, les règles, les autres...) déterminant un mode de conduite qui subira peu de variations. L’automatisation du comportement est évidente quand des conducteurs expriment leur inquiétude de ne plus se souvenir d’un parcours qu’ils viennent d’effectuer, habituellement un trajet familier du type domicile-travail. Ils ont mis en jeu des automatismes qui, avec l’expérience, se substituent à un mode de conduite occupant le cerveau conscient. Il faudra un événement extérieur inhabituel, par exemple le comportement « hors normes » d’un autre usager, pour raccrocher leur conscience à la conduite, alors qu’elle était mobilisée par d’autres préoccupations. Les usagers adoptent un certain style de conduite qui n’évolue que lentement avec les années une fois la phase d’apprentissage passée. Bien entendu un événement exceptionnel, une nécessité de déplacement rapide, une perturbation psychologique, une alcoolisation occasionnelle peuvent perturber les habitudes et les comportements mais dans l’ensemble un usager appartient à une catégorie de conducteurs, et les chercheurs qui analysent ces faits savent constituer des groupes homogènes.

Dans une activité réglée par des habitudes acquises au cours de nombreuses années de pratique, les choix individuels en matière de sécurité routière sont indissociables d’autres choix comportementaux. Le respect des règles, les préoccupations de prévention ou de sécurité, font partie de la personnalité et le constat d’attitudes « polyinfractionnistes » en matière de sécurité routière indique l’existence de liens entre les facteurs d’insécurité. Quand un conducteur est accidenté à la suite d’un excès de vitesse, que son alcoolémie dépasse le taux légal et qu’il n’est pas ceinturé, l’association de ces trois facteurs de risque n’est pas le fait du hasard ou de la seule absorption excessive d’alcool. Elle traduit une personnalité dont la relation avec la vie et le risque ne dépend pas prioritairement des règles de la sécurité routière. Il serait cependant abusif de classer les usagers en deux groupes, les asociaux ou les insouciants qui ne respectent pas les règles et ceux qui tentent de le faire avec constance, les études de situations à risque prouvent que les attitudes ne sont pas permanentes et homogènes. Comme il est possible de convaincre un toxicomane de nettoyer ses seringues à l’eau de javel ou de n’utiliser que des seringues neuves, il est possible de réduire le risque d’un conducteur au comportement dangereux. Cette réduction du risque ne sera pas permanente et définitive, comme tous les comportements humains, elle est soumise à une remise en question permanente, et les défaillances transitoires sont fréquentes.

Une stratégie de sécurité routière doit tenir compte de la complexité de la relation entre la personnalité d’un individu et son comportement sur la route. Une société peut limiter le risque humain par une formation initiale privilégiant la sécurité et une action continue associant l’information et la dissuasion de transgresser les règles. Il serait naïf de croire qu’elle peut avoir des résultats très satisfaisants par ces seules méthodes. Il faut abandonner l’illusion d’une sécurité reposant sur la seule responsabilité individuelle et savoir lui associer des garanties supplémentaires imposées par l’outil de transport ou par l’infrastructure. Pour équilibrer ces différents moyens qui interagissent au sein d'un système, il faut déterminer les limites de l’efficacité des différentes méthodes. Les affirmations répétées de la responsabilité dominante de l'usager dans l'insécurité routière sont à la fois vraies et abusives. L'usager étant le seul élément du système qui peut s'adapter à une situation complexe, on peut toujours lui reprocher de ne pas avoir eu l'attitude qui aurait permis d' éviter l'accident. Les véhicules et les routes ne pensent pas, et les automatismes qui se développent actuellement sur les véhicules demeurent très simples. Ils sont paradoxalement en apparence irresponsables et en réalité dotées de caractéristiques qui leurs sont propres et qui participent à la production de l'accident.

Les difficultés de gestion de la sécurité routière par l'action sur l'individu, visant à créer des motivations sécuritaires et finalement à modifier son comportement,  rejoignent celles que l'on observent dans toutes les activités humaines caractérisées par leur banalisation et le développement de comportements relativement automatisés, qui font partie de la personnalité de l'individu et ne sont pas faciles à remettre en question une fois installés. Nos habitudes sont en elles mêmes des conditionnements, nous mangeons et nous buvons d'une certaine façon, nous sommes plutôt prudents ou aventureux, attentifs ou distraits, et les moyens de modifier les caractéristiques défavorables ne peuvent se limiter à la simple transmission de messages par des spots publicitaires. Il faut inclure la sécurité routière dans un environnement social où la sécurité est une valeur défendue avec des moyens importants et convaincants, pour que l'ensemble des habitants puisse adhérer à ses objectifs et acquérir les convictions indispensables à son évolution favorable.

Comment analyser les facteurs de sécurité ou de risque ?
Peu d'activité sont aussi pluridisciplinaires. Les disciplines les plus concernées par l'insécurité routière liée à l'usager sont :

La chronologie des événements qui vont déterminer le comportement de l'usager

 Le temps est indissociable du développement de moyens de transport. Sans le souci de "gagner du temps" nous irions toujours à pied ou sur un cheval au pas. Quand un usager effectue un trajet dans un certain temps, sa vitesse va influer directement sur les conditions dans lesquelles il va décider de ses actions et éventuellement "courir des risques". Avant même d'apprendre à conduire il a vécu et pendant le temps qui va de la naissance à son installation derrière son volant ou sur sa selle, un ensemble de caractéristiques comportementales se sont mises en place. L'unité de compte est alors l'année. Vient ensuite la période d'apprentissage pratique, associant une formation initiale d'une durée de quelques semaines à une formation continue par la pratique qui se prolongera la vie durant. Il faudra enfin identifier les faits qui se déroulent sur quelques heures, puis quelques minutes et enfin quelques secondes ou fractions de seconde avant la survenue des dégâts.

Les facteurs personnels du risque routier

L'expérience de la conduite
La décroissance régulière du risque année après année caractérise l'importance de l'expérience. Ce fait est bien documenté, mais, comme beaucoup de facteurs de risque, son importance est habituellement sous évaluée par les usagers, à la fois dans son importance et dans sa durée.

 Graphique 1 : coût des accidents en fonction de l’ancienneté du permis

(l’indice 100 représente les dépenses moyennes payées par les des assureurs pour l'ensemble des conducteurs ayant leur permis depuis 10 ans ou plus, ces indices ne tiennent pas compte du nombre de kilomètres parcourus)

 

graphique du coût des accidents en fonction de l'ancienneté du permis

 

Si l'on exprime le risque en fonction du kilométrage parcouru, la courbe descend de l'apprentissage jusqu'à une période de risque minimal allant de 30 à 50 ans, puis la fréquence des accidents au kilomètre parcouru s’accroîtra et atteindra en fin de carrière des niveaux aussi élevés que ceux du débutant. Ce surrisque au kilomètre parcouru des personnes âgées est provoquée d'abord par la réduction de leur pratique, et le coût total des dépenses annuelles pour les assureurs n'est pas plus élevé pour des personnes âgées que pour des conducteurs au mieux de leurs aptitude. Les statistiques des assureurs nous prouvent qu’un des problèmes majeurs de la sécurité routière est le surrisque des quatre premières années de conduite et non celui qui est lié au vieillissement. Le débat est donc sur les méthodes susceptibles de réduire ce pic de risque qui suit l'apprentissage, peut-on espérer réellement le modifier ? Comment ? par des modifications de l’apprentissage ? par des limitations spécifiques ?

L'apprentissage initial
La qualité de l’apprentissage initial a été améliorée par une action sur la formation des formateurs, mais il demeurera toujours un apprentissage des mécanismes de la conduite avant d’être l’acquisition d’une aptitude à éviter l’accident. Cette dernière qualification exige de la pratique en milieu contrôlé pendant un temps long difficilement compatible avec le maintien d’un coût acceptable pour la formation initiale. Il ne faut pas oublier que pratiquement toute une classe d'âge va passer son permis et que cela représente environ un million de personnes chaque année. Il est difficile d'envisager un accroissement important du nombre d'heures d'enseignement si l'on veut éviter que l'accès au permis introduise une discrimination sociale. Si la famille est disponible, elle constitue le meilleur relais à l’action des enseignants, et les pays qui maintiennent un statut transitoire d’apprenti aux jeunes conducteurs, en exigeant une pratique accompagnée d’une durée fixe, enregistrent de meilleurs résultats que les pays où l’on donne plus précocement l’autonomie aux débutants. L’apprentissage anticipé de la conduite est une formule proche de la conduite accompagnée après acquisition du permis. Il s’agit dans les deux cas de maintenir une présence attentive et modératrice auprès du conducteur inexpérimenté pour éviter qu’il ne brûle les étapes. Les kilomètres accompagnés représentent une accumulation d’expérience et une transmission possible de celle du conducteur expérimenté. Il s’agit de conditions réelles de conduite qui sont plus adaptées qu’un environnement théorique, quelle que soit l’aide apportée par des documents pédagogiques modernes. Pour apprécier les possibilités de dépassement sur une route secondaire étroite et sinueuse, il faut avoir acquis les automatismes de conduite pour focaliser son attention sur l'évaluation d'une réalisation sans risque, qui est distincte de l'exécution de la manoeuvre. Le temps, le kilométrage parcouru sont irremplaçables dans l’apprentissage, et les obstacles à une mise en oeuvre des conditions optimales sont faciles à identifier, il s’agit de la disponibilité de l’entourage et de ses qualités propres. Le simulateur de conduite peut paraître une solution alternative pour acquérir l’expérience des risques mais il faudrait qu’il ait fait ses preuves dans des évaluations rigoureuses. Les simulateurs les plus performants sont trop chers pour permettre une telle utilisation. Des instruments plus simples, proches des jeux vidéo, peuvent avoir un effet inverse et donner l’impression d’une maîtrise des risques qui provoquera une confiance excessive et dangereuse.

Même si l'efficacité de l'apprentissage anticipé de la conduite est largement admise avec des arguments de bon sens (elle accroît la durée de la conduite "encadrée") l'évaluation de cette efficacité s'est révélée difficile et décevante. Les jeunes qui bénéficient de ces dispositions sont minoritaires dans la population et ils ont le plus souvent un environnement familial "favorable". Se préoccuper de la qualité de l’acquisition d’un apprentissage, y consacrer du temps, confier une voiture familiale à un débutant qui risque de rudoyer la boîte de vitesse et de faire courir des risques à la carrosserie n’est pas une caractéristique répandue dans notre société, et seulement 10% des permis sont acquis en France après un apprentissage anticipé. Si l’on voulait évaluer l’efficacité de cette pratique, une épidémiologie rigoureuse exigerait la formation de deux groupes de jeunes désignés par tirage au sort. L’un bénéficierait de l’apprentissage anticipé, l’autre non, cette procédure neutralisant les facteurs liés au milieu familial qui peuvent être les facteurs déterminants de la réduction du risque observée dans les premières années d’application de cette disposition. En effet une famille qui s’intéresse à l’apprentissage de la conduite de ses enfants, accepte de leur consacrer du temps et de leur confier un bien précieux - le véhicule familial - n’est pas une famille ordinaire. Il s’agit probablement d’une famille attentive et  à faible niveau de risque, ce qui introduit un biais de sélection dans l’évaluation de la conduite accompagnée.

 La formation continue
 La première formation continue du conducteur, c'est la pratique. Toutes les enquêtes évaluant le risque en fonction du kilométrage parcouru indiquent une décroissance régulière du risque au kilomètre depuis les plus faibles kilométrages annuels jusqu'aux gros rouleurs effectuant plus de 50 000 kilomètres par an. L’importance de ces variations est sous estimée par les usagers et il est nécessaire de la préciser. Le graphique 2 indique la fréquence des accidents connus des assureurs en fonction du kilométrage moyen parcouru en 1980. Le kilométrage est de 500 à 1500 km par an pour le groupe 1. Les autres groupes correspondent aux parcours suivants : (2) 1500 à 2500 km, (3) 2500 à 4500, (4) 4500 à 7500, (5) 7500 à 9500, (6) 9500 à 14500, (7) 14500 à 19 500 (8) 19500 à 24500 (9) 24500 à 29500, (10) 29500 à 39500, (11) 39500 à 49500, (12) plus de 49500.

Graphique 2 : fréquence des accidents par kilométrage annuel moyen

 

indice de l'accidentalité en fonction de l'ancienneté du permis

Ce graphique impressionnant impose plusieurs commentaires. Au moins trois facteurs peuvent s’associer à cette notion en apparence simple de kilométrage parcouru. Il est probable que les parcours ont été effectués sur des infrastructures différentes. Les gros rouleurs utilisant plus les autoroutes et le risque au kilomètre parcouru étant plus faible sur ces voies, leur risque est diminué par rapport à ceux qui utilisent le réseau secondaire.

Il est également observé que les personnes âgées ont un risque d’accident au kilomètre parcouru qui s’accroît avec l’âge Ce constat n'est pas facile à interpréter car elles parcourent peu de kilomètres dans l’année (et rarement sur autoroute). Un effet de l’âge peut donc être attribué à tort au vieillissement alors qu'il s'agit principalement du surrisque des petits rouleurs.

Il faut également tenir compte de l’usage plus fréquent de véhicules plus rapides par les gros rouleurs. Ces véhicules ayant un surrisque par rapport aux véhicules les moins puissants, ce facteur peut introduire un troisième biais dans l’interprétation de ces résultats en fonction du kilométrage. A l’inverse des deux précédents, ce facteur devrait accroître le risque des gros rouleurs et non le réduire.

Cet exemple simple de l’analyse d’une relation entre deux variables est une illustration de la nécessité d’un abord critique des données disponibles. Il serait souhaitable que la relation kilométrage annuel et risque soit corrigée par l’âge, les voies utilisées et le type de voiture. Il est probable que ces corrections ne modifieraient pas les caractéristiques générales de cette relation, mais elles réduiraient l'amplitude du surrisque affecté à une variable considérée isolément.

Le kilométrage parcouru chaque année est un facteur de risque qui n’est pas influençable par une action de sécurité routière. Il s’agit d’un fait général bien documenté dans le domaine de la santé publique. Un chirurgien qui opère soixante malformations vasculaires cérébrales par an a de meilleurs résultats que celui qui en opère trois. Il est illusoire d’espérer compenser ce manque de pratique par une formation spécifique. Il convient en outre de remarquer qu’un kilométrage réduit n’augmente pas le risque pour un conducteur d’être impliqué dans un accident pendant une période donnée. Il aura plus d’accidents rapportés aux kilomètres parcourus que le gros rouleur, mais moins d’accidents au terme de l’année.

Quand on a exploré les possibilités d’amélioration de la formation initiale et constaté la difficulté, voire l’impossibilité de compenser le risque lié à un faible niveau de pratique, il faut envisager les actions destinées à assurer une formation complémentaire de la formation initiale, soit par une démarche volontaire de l’usager, soit par une décision contraignante à la suite d’infractions ou d’accidents.

Des entreprises de transport ont réussi à réduire leur taux d'accident en assurant une formation fondée sur le dépistage permanent des pratiques à risque. La concurrence très dure qui règne dans le transport de marchandises donne un avantage aux sociétés qui ont pu développer un savoir faire réduisant le nombre d'accidents. Elles peuvent négocier des tarifs plus bas avec les sociétés d'assurances et réduire les coûts de maintenance de leur parc de poids lourds. L'usure des pneus, le vieillissement d'un utilitaire sont conditionnés par l'usage qui en est fait et les chauffeurs bénéficiant d'une culture d'entreprise favorable à la sécurité sont également ceux qui assurent une longue vie au matériel. Ce choix de la sécurité et de la réduction des coûts n'est pas facile. Il faut des années de vigilance constante, d'observation systématique des disques enregistreurs, d’analyse des accidents ou des situations de "presque accident", pour induire un conditionnement à la conduite sûre qui est parfois une contrainte exercée sur les chauffeurs. L'Etat avait la possibilité d'étendre une telle surveillance à l'ensemble du parc de poids lourds, les disques enregistreurs permettant non seulement la surveillance du respect des temps de conduite mais également celle des vitesses. Le conflit survenu au moment de l'instauration du permis à points portait principalement sur ce problème, les chauffeurs refusant cet usage des disques enregistreurs. Il a mis en évidence les obstacles humains à une politique privilégiant la sécurité. Il était pourtant de l'intérêt des chauffeurs et des entreprises de mieux faire respecter les règles. Les premiers bénéficiaires d'une meilleure sécurité sont les professionnels de la route. L'absence de respect des amplitudes de travail et des limites de vitesse est une concurrence déloyale comparable au travail au noir. Il peut constituer un handicap pour les entreprises qui font le choix de la sécurité, neutralisant le bénéfice qu'elles obtiennent par une réduction des coûts d'assurance et de maintenance. Malgré ces arguments en faveur d’un contrôle strict des vitesses, cette mesure favorable à la sécurité et à l’équité de la concurrence entre les entreprises a été perçue comme un risque de perte d’emploi. Cette réaction et le renoncement du Gouvernement à l’usage des disques dans la gestion du permis à point ont limité l’efficacité de ce dernier.

La dégradation des aptitudes

Elle peut être le fait de l'âge, nous l'avons envisagé au début de ce chapitre, mais le cas le plus fréquent est une dégradation transitoire qui relève principalement de deux causes, la fatigue ou le manque de sommeil qui se conjuguent souvent et peuvent provoquer des pertes de vigilance, et la consommation de produits psycho-actifs tels que l'alcool, les drogues illicites (stupéfiants) ou certains médicaments qui modifient la vigilance.

La réduction de la vigilance, l'endormissement
Ces deux formes de la modification de l'aptitude à la conduite vont altérer l'ensemble des tâches complexes qui contribuent à éviter l'accident, notamment l'exploration adaptée du champ visuel, l'interprétation rapide des renseignements obtenus et la prise de décisions adaptées qui vont se traduire par des actes, là encore souvent complexes.

La première forme à prendre en compte  est le trouble de l'attention du conducteur qui est distrait par un événement qui se produit dans son environnement routier et qui va le détourner de son travail de conducteur. C'est plus une erreur d'usage de sa vigilance qu'à proprement parler un trouble de la vigilance. L'exemple le plus caractérisé est ce que les gendarmes qui surveillent les autoroutes dénomment un ralentissement de curiosité. Un accident s'est produit dans un sens de circulation et dans le sens opposé les conducteurs ralentissent et regardent ce qui s'est produit. Si un ralentissement survient sur leur file, un accident avant-arrière va se produire, le conducteur n'étant plus attentif à ce qui se passe sur sa route, d'autant que le ralentissement lui donne une impression de sécurité. Un oiseau, un avion qui décolle, un paysage, la recherche d'un panneau sur une voie que l'on ne connaît pas sont des facteurs de risque de ce type. Parfois l'événement qui détourne l'attention est lié à une action du conducteur, chercher quelque chose dans sa voiture, une carte, de la nourriture, régler un autoradio pour chercher une autre station. S'occuper d'enfants en bas âge dans un véhicule en conduisant est un risque majeur, de très nombreuses jeunes conductrices peu expérimentées sans grande expérience de maintien de leur cap ont des accidents liés à une tentative de vérification de ce que fait leur enfant dans son siège spécial. Le siège placé dos à la route à la place du passager réduit ce risque lié à une rotation très importante de la tête pour regarder un siège placé à l'arrière. Le risque majeur apparu ces dernières années est le téléphone portable. Plusieurs études ont démontré l'accroissement important du risque d'accident au moment où l'attention du conducteur est attiré par la sonnerie du portable. Il semble que ce risque ne soit pas réduit par le téléphone "mains libres" car le problème n'est pas le geste pour prendre le téléphone, c'est le détournement de l'attention qui va se consacrer à la réponse à cette stimulation. Le sujet est important et plusieurs pays ont développé une législation dissuasive spécifique avec éventuellement des retraits de points du permis de conduire. La France n'a pas fait ce choix, les policiers et les gendarmes sanctionnent en utilisant un article général du code de la route qui interdit de faire autre chose que de conduire quand on se déplace sur une chaussée ouverte à la circulation. Il serait préférable d'avoir un interdit spécifié avec retrait par exemple de deux points du permis.

La réduction de l'attention portée à la conduite peut ne pas être liée à un événement qui se produit dans l'environnement routier ou à une action du conducteur dans son véhicule. Il peut s'agir d'un détournement d'attention purement psychique. L'événement d'origine peut être de nature très variée, un souci professionnel ou familial, un problème de santé, un trouble caractériel provoquée par des événements de la vie, parfois même une réaction à des comportements inamicaux ou délictuels d'autres automobilistes qui vont modifier l'aptitude à "conduire comme d'habitude". Finir des courses avant un départ en vacances, penser à "autre chose" qu'à sa conduite sera d'autant plus dangereux que l'expérience est réduite. Les conducteurs expérimentés qui parcourent un kilométrage annuel élevé ont des formes de conduite automatique très élaborées qui leur permettent de traiter sans y penser la majorité des circonstances de la conduite qui exigent des adaptations du comportement. Ce n'est que lorsque le problème dépasse ces capacités de traitement automatisée qu'ils vont mobiliser leur pensée consciente pour agir.

Un autre fait très particulier a été mis en évidence par les accidentologistes, l'absence de prise en compte par un conducteur  de la présence et de la trajectoire d'un autre usager, aboutissant éventuellement à une collision. L'exemple le plus simple est un accident d'intersection dans lequel un usager va tourner à gauche, il entreprend sa manoeuvre alors qu'un autre usager venant en sens inverse va le croiser et le choc survient. Si le choc est sans conséquence corporelle importante, le premier usager va parfois prétendre ne pas avoir "vu" l'usager venant en sens inverse. Au début de l'activité de notre groupe de recherche dans les années 70 nous pensions qu'une telle affirmation signifiait qu'il avait fait une erreur d'appréciation des distances et des vitesses et que cette formulation voulait masquer une faute de conduite. C'est une mauvaise interprétation dans la plupart des cas, le conducteur n'a réellement pas intégré la présence dans son champ visuel de cet usager prioritaire. Les exemples personnels pouvant parfois conforter les interprétations de ce type, j'ai eu un accident bénin de cette nature derrière l'Assemblée Nationale à Paris. J'allais des Invalides vers le bd Saint Germain en empruntant la rue de l'Université et face au porche de l'assemblée, une camionnette qui venait en sens inverse a tourné sur sa gauche et à heurté l'avant gauche de ma 2CV qui ne s'en est pas remis, sa valeur résiduelle étant trop faible pour justifier la réparation. Nous sortons avec ma femme de notre véhicule et le conducteur de la camionnette nous dit en s'excusant "je ne vous avais pas vu", alors que ses deux passagers (ils étaient trois aux places avant) se demandaient comment il pouvait dire cela alors que je venais en face et que tous les deux m'avaient parfaitement vu et étaient stupéfaits de l'avoir vu entreprendre sa manoeuvre de tourne à gauche exactement au moment où j'allais le croiser. Dans une telle situation, le sujet est parfaitement conscient, il effectue une manoeuvre, doit penser à plusieurs choses, cherche du regard des repères éventuels pour faire sa manoeuvre et curieusement ne prend pas en compte un élément important qui se situe dans son champ visuel. C'est plus un trouble de la recherche des signes utiles et de leur reconnaissance qu'un véritable trouble de la vigilance mais il faut reconnaître l'existence d'une telle inadaptation du comportement, elle est fréquente.

Dernier stade de la dégradation de la vigilance, l'endormissement. Il survient le plus souvent progressivement, les corrections de la trajectoire se font plus tardivement, et tous les habitués de la conduite sur autoroute ont pu un jour observer une voiture légère ou un poids lourd qui sort légèrement de sa voie de circulation, puis la réintègre pour la quitter à nouveau. Des systèmes de dépistage de l'endormissement ont été mis au point expérimentalement, analysant les mouvements du volant ou mieux ceux des globes oculaires qui n'explorent plus le paysage routier comme lors d'une conduite normale. On peut se demander si ces systèmes sont capables de prévenir la majorité des accidents liés à l'endormissement, ou s'il faut hélas admettre que les usagers fatigués connaissent parfaitement leur état et ne tiendrons pas compte d'un signal leur annonçant le risque. Ils veulent achever leur parcours, tenir un horaire, se croient encore maîtres de leur véhicule malgré les yeux qui piquent et qui ensuite se ferment par intermittence. Le nombre d'accidents liés à l'endormissement est très difficile à préciser et je suis incapable de prendre parti sur cette valeur. Dans des cas relativement rare, l'endormissement relativement brutal est lié à une maladie bien particulière provoquant un trouble profond du sommeil avec des réveils permanents nocturnes dus à un arrêt respiratoire (apnée du sommeil). Les personnes qui souffrent de cette affection sont fatigués dès leur lever car ils n'ont pas eu de phases longues de sommeil réparateur et ils risquent  l'endormissement tout au long de la journée.

La dégradation des performances liée à la conduite sous l'influence de produits psychotropes modifiant le comportement
Le problème revêt une telle importance dans l'accidentologie routière qu'il fait l'objet d'un chapitre particulier

Les facteurs sociaux de la sécurité routière

La formation initiale et ses modalités indiquent déjà la place de la sécurité face aux autres motivations d’usage d’un moyen de transport individuel. Par la suite le conducteur est influencé par le comportement des autres usagers, par les caractéristiques de l’outil qu’il utilise et par l’infrastructure sur laquelle il évolue. Il peut également être influencé par les campagnes de communication des pouvoirs publics, dont la tonalité et la fréquence sont très variables d’un pays à l’autre. Cet environnement variable prouve l’importance des phénomènes culturels et sociaux dans la sécurité routière. Comme il existe une relation entre le comportement général d’un individu face au risque et son comportement sur la route, la façon dont une communauté respecte une réglementation de sécurité routière est très variable et se relie à d’autres attitudes collectives. L’usage d’un passage pour piétons réglé par un feu n’est pas identique à Paris, à Londres et à Hambourg. La majorité des piétons français passent s’il n’y a pas de véhicule en vue, quel que soit l’état du feu de signalisation, l’Anglais ou l’Allemand attendent que le feu soit au vert pour le piéton. Les variations de l’usage de la ceinture de sécurité sont également importantes d’un pays à l’autre, elles sont même très marquées entre les régions à l’intérieur d’un pays comme la France. Le port du casque par les utilisateurs de deux roues ou l’usage de la ceinture, comme l’usage des passages pour piétons, sont différents en Alsace et sur la Côte d’Azur. Une communauté d’individus a une relation avec la sécurité et le code de la route qui est intimement liée à d’autres codes sociaux en apparence très éloignés de la circulation routière.

Parmi les facteurs qui influencent le comportement de l’individu et du groupe intervient une « communication en sécurité ou en insécurité routière » qui est très diversifiée dans nos sociétés libérales, les passionnés de la vitesse et les sécuritaires additionnent leurs messages contradictoires et dans l’ensemble la désinformation est massive. Des groupes de pression contrôlant la presse spécialisée (ou les rubriques spécialisées des médias généralistes) participent activement au conditionnement des usagers. Ce phénomène est poussé à un niveau rarement atteint dans d’autres activités humaines et la distance qui sépare les données accumulées par les chercheurs et le discours tenu par certains témoigne d’une société cloisonnée qui facilite la désinformation. Il est également vrai que ceux qui entendent les discours de défense passionnelle de l’automobile veulent d’abord nourrir leurs convictions et justifier leur attitude. Refusant de se reconnaître comme des asociaux qui font courir des risques à autrui pour satisfaire leur passion, ils édifient une argumentation à laquelle ils peuvent adhérer car elle ne met pas en cause leurs pratiques. Face au discours démagogique des spécialistes de la voiture ou de la moto considérées comme des instruments ludiques et passionnels, le discours sécuritaire est rationnel, timoré et peu imaginatif. C’est une caractéristique du discours de la prévention, il est plus facile de s’enthousiasmer sur l’outil, la technique, la passion et le plaisir que sur la préservation de sa santé. La désinformation est si importante qu’elle justifie quelques citations, pour montrer que les médias en cause ne se limitent pas à ceux qui sont entre les mains du lobby de l’automobile.

Les produits de la technique sont des objets de séduction et leur présentation est fréquemment faite dans un style qu’il faut connaître pour mieux comprendre cette relation entre l’outil et l’utilisateur. Où imagineriez vous cette citation : « Les chiffres ne sont rien. C’est la sensation qui compte. Mettre le contact, écouter le doux bruit des huit cylindres qui chantent ensemble leur envie de s’envoler et lancer enfin la voiture... Quelle que soit la situation, la voiture sélectionne d’elle même le rapport idéal. Le système antipatinage est efficace, permettant d’enfoncer sans hésiter la pédale d’accélérateur et de procurer au conducteur des sensations rares. » Ce texte n’est pas extrait d’une publicité, c’est un article du « Quotidien du médecin » du 29 mars 1994 analysant la nouvelle BMW 540 qui, nous dit on, « ne met que 6,3 secondes pour atteindre les 100 km/h ».

Les articles des journalistes spécialisés dans la rubrique essais présentent constamment les progrès techniques comme des facteurs d’amélioration de la sécurité. Parmi les mythes sécuritaires développés par cette presse engagée, l’effet bénéfique de l’augmentation de puissance sur la sécurité est une affirmation permanente : « Plus intéressantes sont nos mesures de reprises de 80 à 140km/h, car elles font intervenir une notion de sécurité, lors d'un dépassement notamment. Une fois de plus l'AX domine, faisant même mieux en 4e que ses rivales en 3e ! La Fiesta est essentiellement handicapée par son poids, le moteur pour sa part étant parfaitement à l'aise sur une grande plage d'utilisation. Carton rouge en revanche pour la Renault 5 dont le moteur s'essouffle à suivre le rythme et dont la commande de boîte ne facilite pas les rétrogradages rapides » (l’Automobile - mars 1989). ...les capacités de reprises, la tenue de route et le freinage qui, pour ne prendre qu'un exemple, permettent de diminuer au maximum le temps d'un dépassement et donc, d'augmenter la marge de sécurité... (L’Action Automobile - novembre 1988).

Le second thème récurrent dans ce conditionnement des usagers à la primauté de solutions techniques qui n’ont jamais fait leur preuve est l’affirmation de l’importance des contrôles techniques pour améliorer la sécurité : «Dix morts en quelques secondes, dix morts qu'on a omis de porter à la responsabilité évidente de la défaillance technique résultant généralement d'un manque d'entretien ! De ministres frileux en Gouvernements toujours en campagne, incapables de prendre les vraies mesures, fussent-elles impopulaires, quand se décidera-t-on à instaurer un véritable contrôle technique périodique ? (Le Journal de l'Automobile Avril 1988 - commentaires d'un accident lié à l'incendie d'un véhicule par court-circuit). Depuis cette date le contrôle périodique des véhicules a été rendu obligatoire, il n’a pas modifié significativement la part des véhicules anciens dans les accidents par rapport aux véhicules récents. Nous pouvions facilement connaître d’avance cette inefficacité des examens techniques périodiques. Des études prospectives comportant un tirage au sort des véhicules « bénéficiant » ou non d’un tel examen avaient prouvé leur inefficacité. Nous disposions également des renseignements des assureurs, si les véhicules anciens ont une accidentalité légèrement accrue au kilomètre parcouru, elle n’est plus significative si l’on fait la correction par le risque d’accident en fonction du kilométrage annuel, indépendamment du type de véhicule conduit (les v����hicules anciens font moins de kilomètres chaque année que les véhicules récents). Le troisième argument était fourni par les études accidentologiques qui montrent que les accidents liés à une défaillance matérielle sont rares et que les facteurs en cause sont peu accessibles aux examens périodiques, par exemple les défaillances de pneumatiques usés ou insuffisamment gonflés.

La vitesse potentielle des véhicules ne pouvant être reconnue comme un facteur de risque afin d’éviter des mesures de limitation de vitesse à la construction, c’est l’usage du véhicule qui est mis en cause : « Sur les autoroutes allemandes, où la vitesse est généralement libre, le risque d'être tué dans un accident est plus faible que chez nous. N'est-ce pas un problème de comportement des conducteurs ? (JP Beltoise dans Auto-Plus du 28/09/1988). En réalité nous ne connaissons pas la répartition des vitesses réelles pratiquées sur les autoroutes allemandes, les responsables de ce pays ayant toujours refusé de les publier. La géographie humaine de l'Allemagne produit de fortes densités de circulation sur les autoroutes, ce qui est le facteur le plus important de réduction de la vitesse. Nous savons à l'opposé que le port de la ceinture est proche de 100% sur les autoroutes allemandes et que la proportion plus faible du taux de port en France peut suffire à elle seule à expliquer une différence de mortalité plus importante que celle qui est observée entre les réseaux autoroutiers des deux pays.

Les plus hypocrites posent à juste titre le problème de l’utilité de la mise en oeuvre de moyens techniques qui ne seront pas utilisés, mais ils en tirent des conséquences opposées à une politique de sécurité : « A quoi servent les progrès de l'automobile ? A quoi servent des anti-blocages de freins et les quatre roues motrices si c'est pour se traîner sur la route ? On se heurte là au problème de conception philosophique du transport. Peut-on ainsi admettre que les progrès de la technique profitent pleinement aux trains et aux avions et pas à l'automobile ? Personne ne songe à freiner les progrès techniques dans quelque domaine que ce soit. Mais l'automobile est le seul domaine où l'on interdise de les utiliser. A contre-courant d'une civilisation qui, quoi qu'en disent les Tartuffe, est celle de la vitesse. Le même texte reprend les mythes de la sécurité par le développement des possibilités techniques et non par leur contrôle et vante ...les quatre roues motrices et l'ABS, qui procurent sécurité et tranquillité d'esprit en toutes circonstances... (Jacques Chevalier dans un courrier au Figaro du 19/01/89).

Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer, l’évolution de ce groupe de passionnés n’a pas évolué avec l’accumulation de connaissances sur le risque routier. On peut se demander s’il s’agit d’une manipulation consciente des lecteurs ou d’une attitude protectrice de passionnés de l’automobile qui ne veulent pas admettre que l’objet aimé est mortifère. Ce sont des gens qui paraissent humainement fréquentables, bien insérés socialement. Ils ne veulent pas reconnaître que leur passion a un coût qui s’exprime en milliers de morts. Ils sont incapables de dire simplement :  « oui la vitesse est responsable de ces morts, notre plaisir vaut bien cela, nous vivons dans un monde dont le sens nous échappe, chacun d’entre nous à la possibilité de se définir et de choisir ses priorités, il peut faire le choix de l’égoïsme et du plaisir d’utiliser un produit de l’intelligence humaine, malgré les morts et les handicaps qui sont liés à certaines formes de son usage ».

Une prise de position de mars 99 de la revue de l’Automobile Club Médical de France critiquant un texte de loi présenté par le Gouvernement sur les récidives de très grand excès de vitesse était significatif à cet égard. Reprenant mot pour mot une phrase déjà utilisée lors de la première lecture de ce texte en 1995, l’éditorial indique que la loi veut faire des automobilistes « les responsables d’un délit puni de lourdes peines correctionnelles dès que, fût-ce à cause d’une urgence, d’un moment d’exaltation ou de distraction, nous dépassons de 50 km/h la vitesse autorisée ». Quel médecin peut faire état d'une récidive en excès de vitesse de plus de 50 km/h en répondant à une appel de détresse sans avoir pu défendre la réalité de cette urgence devant les policiers, les gendarmes ou les tribunaux ? Quel automobiliste peut prétendre avoir dépassé de 50 km/h la vitesse autorisée par distraction ? Quant à l'exaltation, c'est-à-dire l'acceptation de la transgression de la loi et l'acceptation du risque pour les autres afin de satisfaire son bon plaisir, elle relève de la mise en danger délibérée d'autrui et j'ai milité pour l'adoption de ce délit dans le nouveau code pénal. Exprimer une telle attitude en 1999, alors que toutes les études accidentologiques au monde mettent en évidence le rôle de la vitesse dans la production et l'aggravation des conséquences des accidents, témoigne d'un niveau d'irresponsabilité particulièrement insupportable quand c'est une revue de médecins qui l’exprime.

Il est significatif que les grands congrès d’accidentologie, la conférence STAPP aux USA, les congrès de l’IRCOBI en Europe, n’attirent pas les journalistes de la presse spécialisée, alors qu’un congrès mondial sur le sida mobilise 12 000 personnes appartenant non seulement aux organismes spécialisés et aux chercheurs mais également à la presse médicale, à la presse grand public et aux associations d’usagers. De nombreux acteurs du monde de l’automobile ne veulent pas entendre des vérités qui déplaisent et qu’ils ne voudront pas ou ne pourront pas reproduire dans une démarche de vulgarisation. Perdre des lecteurs n’est pas l’objectif de ces médias ni perdre son emploi celui de ses journalistes. Le monde de la recherche dans le domaine des accidents et celui du journalisme spécialisé dans l’automobile sont séparés par des intérêts incompatibles. Il est possible de faire connaître des études sur la protection des enfants dans les véhicules ou le rôle de l’alcool dans les accidents, il est interdit de mettre en cause la technique qui par définition améliore l’outil donc la sécurité !

Face à cette négation de la réalité, où sont les contrepoids ? La communication institutionnelle des organismes de sécurité routière a toujours été prisonnière des insuffisances de la gestion politique du problème. Comment déclarer la guerre à la vitesse excessive sans mettre en question la puissance des véhicules, le refus des enregistreurs de vitesse, les insuffisances de notre système de contrôle et de sanctions ? Il est tellement plus facile de montrer du doigt l’individu qui ne respecte pas les règles alors que tout est fait pour l’inciter à les transgresser.

 L’opinion publique vue à travers les sondages
Les sondages d’opinion sont une bonne méthode d’exploration de l’opinion publique quand ils sont conçus et réalisés en respectant les règles de ce questionnement d’un groupe représentatif de la population. Les dérives sont cependant de plus en plus fréquentes, les sondages « orientés » par le mode de rédaction des questions devenant de plus en plus fréquents et faisant apparaître des contradictions artificielles entre les résultats. La direction de la sécurité et de la circulation routière du ministère des transports fait procéder périodiquement à des sondages dont les résultats sont d’une grande stabilité.

En 1993, la majorité des Français considéraient la sécurité routière comme un problème assez important (44%) ou très important (44%), les jeunes et les cadres étant les deux groupes qui lui attachaient un peu moins d’importance (21 et 24 % de peu ou pas important au lieu de 12% pour l’ensemble de la population).

Les facteurs de risque sont maintenant bien identifiés par l’opinion publique, la conduite sous l’influence de l’alcool, la vitesse, sont reconnues comme les deux principaux facteurs de risque dans le domaine de la sécurité primaire. Les débats sur les risques liés au port de la ceinture sont maintenant du domaine du passé, alors que la seconde moitié des années 70 a connu de très nombreuses manifestations d’opposition au port obligatoire de la ceinture.

Un des constats intéressants dans le domaine exploré par les sondages est la reconnaissance de l’absurdité de la discordance entre les performances possibles d’un véhicule et celles qui sont autorisées. Lors de la parution du livre blanc de sécurité routière qui recommandait une limitation de la vitesse à la construction,  un premier sondage avait été réalisé en France par l’institut Louis Harris pour Auto-Plus le 26 avril 1989, il posait la question suivante : êtes-vous plutôt favorable ou plutôt défavorable à ce que les voitures soient construites de manière à ne pas dépasser les 160 km/h ? 69% étaient plutôt favorables, 26% plutôt défavorables et 5% sans réponse.  Un autre sondage réalisé au niveau européen dans le cadre du programme de recherche SARTRE (Social Attitudes to Road Traffic Risk in Europe) a constaté que 66% des personnes sondées sont  d’accord avec la nécessité d’une limitation de la vitesse des véhicules à la construction.